mardi 10 juillet 2007

VIVE LA RÉFORME !

Réformer les institutions, et pour cela changer la constitution : ce projet est le nôtre -non par modernisme, car peu nous chaut que la constitution genevoise date de 1847, mais par volonté de concrétiser, dans l'architecture institutionnelle, un projet politique socialiste. La révision de la constitution ne suffit évidemment pas à cette concrétisation -mais elle en est l'un des moyens, dans la mesure où elle peut permettre d'énoncer de nouveaux droits (ou, pour mieux dire, de légitimer constitutionnellement des droits qui nous paraissent fondamentaux, qu'ils soient ou non exprimés par la constitution et la loi), et de proposer les moyens de les concrétiser, tant il est évident qu'un droit fondamental ne peut se réduire à une proclamation rhétorique.

De ce point de vue, que les institutions genevoises soient en crise (quelque gravité qu'atteigne cette crise, et nous doutons qu'elle soit telle qu'elle remette en cause ces institutions) nous importe assez peu ; ce qui nous importe, en revanche, est l'usage que l'on peut faire de cette crise, si elle se vérifie, pour changer les institutions -et les changer non pour les " mettre dans l'air du temps " (nous ne le respirons qu'avec quelque répugnance, et l'insistant désir de " changer d'air "), mais pour en faire autre chose que ce qu'elles sont. Nous avons bien à défendre un projet de changement, mais nous voulons que ce changement soit réel, profond, qu'il atteigne aux fondements des institutions politiques, et nous n'accordons aucun intérêt à un toilettage moderniste des institutions dont nous voulons le changement.

Les propositions les plus récentes de révision de la constitution nous arrivent après d'autres tentatives de restructuration des institutions -et nous disons bien de restructuration, non de changement, puisque ces tentatives eurent toutes pour ambition non un changement institutionnel, mais la rationalisation, plus ou moins technocratique, de leur fonctionnement. La plus exemplaire de ces tentatives fut (et reste) celle d'abolir, ou d'éclater, la municipalité genevoise. On mesure d'ailleurs à pareille tentative la qualité du modernisme politique et de l'audace intellectuelle de ses promoteurs : comment nous propose-t-on de sortir des " blocages " de la situation actuelle ? En nous proposant le choix imbécile entre un retour en arrière de 200 ans et un retour en arrière de 75 ans. Et nous voilà donc destinataires de deux propositions à peu près également " porteuses d'avenir " : le retour à 1815 (abolition de la commune de Genève) ou le retour à 1929 (re-création des communes de quartier, éclatement de la Ville actuelle en quatre, cinq ou six communes -avec chacune son Conseil municipal, son Conseil administratif, son administration et ses fonctionnaires, son budget et son taux d'imposition -et sans doute sa voirie, ses pompiers et ses agents municipaux : bel exemple de rationalisation…).

Or donc, il y a quelques années, le gouvernement genevois eut cette idée digne du nom de la tour qu'il hante : proposer la fusion de la Ville et du canton de Genève, c'est-à-dire (mais sans le dire) l'abolition de la première et son éclatement en " communes de quartier " n'ayant plus avec la réalité genevoise que le rapport le plus improbable.

Relayé complaisamment par quelques journaux ayant accoutumé de confondre la recherche du gadget politicien avec l'ouverture d'un débat politique, ce projet occupa pendant quelques semaines les jachères médiatiques, avant que d'en être chassé pour son insignifiance. Et de nous être à nouveau présentement resservi. Un précédent gadget sorti du même tonneau avait déjà proposé la " fusion " des cantons de Vaud et de Genève ; avec celle de la Ville et du canton, on était redescendu d'une marche, mais on était resté sur le même escalier, toujours voulant nous faire prendre un pétard pour un big bang et une foutaise pour un enjeu. Il fut d'ailleurs assez plaisant de lire les promoteurs de la fusion valdo-genevoise s'en prendre amèrement à ceux de la fusion piogro-genevoise et leur reprocher de commettre un projet d' " arrière-garde ", comme si le leur valait mieux : le choc historique de l'helvétisation du Département du Léman et de la restauration de la Restauration n'eut donc pas lieu -ou fut reporté à des avant-hier meilleurs. Le débat politique y gagna évidemment en sérieux possible ce qu'il y perdit en franches poilades.

Il s'agit bien, dans l'un et l'autre projet fusionnel, d'une foutaise, ainsi que l'argumentation déployée (comme se déploie le décor d'un théâtre) l'illustre. Pourquoi ce bricolage d'une " République et Ville de Genève " par la suppression ou l'éclatement de la Ville et la négation de la source municipale de la République ? Pour réformer réellement les institutions du canton ? Bien au contraire : pour faire l'économie d'une telle réforme. Mimer un changement pour n'avoir pas à l'assumer : c'est toujours la vieille ruse de l'immobilisme, que de braire à la modernisation de l'ordre auquel on s'agrippe. La suppression de la commune de Genève se heurterait d'ailleurs à de tels obstacles (y compris constitutionnels), et les opposants à cette suppression disposent de tels moyens légaux et politiques d'y faire obstacle, que la plus vraisemblable des hypothèses est qu'au bout d'un considérable temps perdu, et d'un non moins considérable gaspillage d'énergie, on en reviendrait platement au point de départ, à un statu quo dont personne ne veut mais qui s'imposerait de lui-même comme le prix de l'incompétence politique de ceux qui prétendaient vouloir s'en extirper. C'est le principe énoncé dans Le Guépard de Lampedusa : faire mine de tout changer pour qu'en réalité rien ne change.

La projet du Conseil d'Etat de 1999 a certes été refusé par le Grand Conseil (comme, ensuite, l'initiative pour la fusion des cantons), mais la foutaise qu'il proposait est récurrente depuis 1815, et il ne fait guère de doute que, par un moyen ou un autre, nous la reverrons pointer le bout du bonnet d'âne. Après tout, à chaque génération de citoyens genevois a été servi le même brouet : cette guéguerre de 200 ans a commencé avec la création même de la Commune de Genève, sous le régime français ; elle s'est poursuivie avec son abolition, à la Restauration ; elle a repris avec sa re-création, au moment de la révolution radicale ; elle a continué avec la loi de fusion de 1930… entre et à chacun de ces moments, le débat politicien s'est régulièrement emparé des propositions (de droite, généralement) de remise en cause du statut municipal de la Ville. L'épisode de l'automne 1999 ne fut précisément qu'un épisode de ce soap opera. Son remake de 2005 ne vaudra pas mieux.

Pourquoi diable un gouvernement cantonal que l'on avait pu croire élu pour promouvoir quelque changement un peu ambitieux, que l'on supposait être appelé à quelques tâches plus urgentes, et que l'on espérait animé d'une imagination politique un peu plus riche, avait-il pondu ce projet de " République et Ville " en 1999 ? Et pourquoi diable l'avorton de 1999, congelé, est-il régulièrement au micro-onde pour nous être resservi ? Pour quoi faire, et pour à qui plaire ?

Pour atteindre une supposée taille critique ? Mais une fusion de la Ville et du canton y serait insuffisante, et c'est alors d'une fusion de l'ensemble des communes du canton, et de leur absorption dans le canton lui-même, c'est-à-dire de leur suppression, dont il devrait alors être question, le canton redevenant sur son territoire actuel ce que l'ancienne République était sur le sien : une et indivisible. Le concept même de " taille critique ", purement arithmétique (comme son cousin xénophobe, le " seuil de tolérance " à l'immigration) n'a d'ailleurs guère de sens économique, social ou institutionnel : on ne voit pas en effet que de petits espaces institutionnels soient par leur petitesse particulièrement défavorisés, s'ils ne le sont pas pour d'autres raisons plus profondes. Le Luxembourg ne se porte pas trop mal, qu'une population inférieure à celle de la Genève réelle (l'agglomération) n'empêche pas d'avoir été l'un des fondateurs de l'Union Européenne, et d'en être l'un des acteurs ; l'Islande pèse d'un poids politique supérieur à celui de la région Rhône-Alpes, dix fois plus peuplée qu'elle ; les villes françaises de la région Rhône-Alpes, précisément, fussent-elles d'une taille démographique et d'une notoriété moindres que celles de Genève, disposent cependant de plus d'autonomie qu'elle, et se sont dotées des moyens de véritables " politiques internationales municipales ", répondant par avance à la question qu'un notable piogresque posait avec, apparemment, quelque tentative d'ironie : " A quand un Département des Affaires étrangères de la Ville de Genève ! "… A quand la Ville voudra : Dijon et Grenoble en ont bien un…

Bref, la petitesse (relative) de Genève ou de Bâle ne fut ni ne reste en rien une entrave à leur rayonnement. Une petite République historiquement fondée et animée de la volonté d'user de ses compétences, sera toujours mieux armée politiquement qu'une entité plus large crée pour de ternes raisons technocratiques.

Mais si la création d'une hypothétique " République et Ville de Genève " est une foutaise, celle d'une communauté urbaine, transfrontalière, serait une (petite) révolution ; inutile dès lors d'attendre des partisans de la première la moindre attention à l'égard de la seconde -sauf à attendre d'eux qu'ils consacrent de considérables efforts pour la rendre impossible, le moindre de ces efforts n'étant pas celui voué à l'abolition de la commune de Genève, quand une communauté urbaine transfrontalière ne pourra se construire que sur la base des communes, puisque la commune est le seul niveau institutionnel comparable de part et d'autre de la frontière, et autour de la commune-centre, puisque la région genevoise se constitue, par définition, autour de Genève.

La Suisse officielle et bourgeoise, dont participent pleinement nos fusionneux, quelque prétention qu'ils cultivent à être " de gauche ", est encore construite sur la négation de toute possibilité de reconnaissance des villes pour ce qu'elle sont, et ne craint rien tant que leur émergence politique. Que certains des partisans de la fusion de Genève et de Vaud le soient aussi de celle de la République et de la Commune n'est au fond pas surprenant, dès lors qu'il s'agit bien, par l'une ou l'autre fusion, d'abolir la Ville en tant qu'instance politique, quand le plus superfétatoire des deux pouvoirs genevois est plutôt celui qui propose la disparition de l'autre que celui qu'il s'agirait de faire disparaître…

Veut-on " fusionner " pour mettre en commun des infrastructures dont on suppose qu'elle font " double usage " ? Veut-on poursuivre cette " chasse au doublon " qui est à la politique genevoise ce que la chasse au dahu est à la cynégétique alpine ? Mais le critère de la rationalisation par la mise en commun devrait mener plus sûrement à l'intercommunalité qu'à la cantonalisation, et une communauté urbaine transfrontalière, basée sur les communes, serait au moins une porte ouverte sur l'Europe. Du point de vue de l'ouverture européenne, le canton est d'ailleurs un niveau institutionnel parfaitement encombrant, et " euro-incompatible ". La représentation politique des villes (et non des cantons), l'affermissement des communes, l'invention d'instances politiques romandes (et non pas lémaniques) sont d'une toute autre importance, y compris pour l'Europe elle-même, dont le possible fédéralisme a tout à gagner, et d'abord une légitimité, à se construire autrement que par une nouvelle centralisation. Or la fusion de la Ville et du canton ne relève précisément que d'un réflexe de centralisation, et qui plus est d'un réflexe de centralisation sans projet politique, animé uniquement d'intentions technocratiques. En outre, le projet du Conseil d'Etat de 1999 (et tout projet de même nature) n'aurait pu produire les " économies " avancées pour le justifier (imprudemment évaluées dans un premier temps à 150 millions, avant que le chiffreur imprudent n'en rabatte considérablement de ses espoirs ou de ses prétextes) qu'à la condition de procéder à des centaines de licenciements d'employés des collectivités publiques, à la suppression de services publics (y compris de services indispensables) et de prestations sociales, à la réduction de subventions… Allait-on en supprimant la Ville supprimer la voirie en ville, et convier les citadins à porter eux-mêmes leurs sacs-poubelles aux Cheneviers ? Croyait-on qu'en abolissant la municipalité on allait abolir les incendies et les inondations à Genève et pouvoir se passer de pompiers ? Il aurait bien fallu que le canton reprenne à son compte (et sur son budget) la voirie et le nettoiement, le service du feu et, sauf à fermer les théâtres, les musées et les bibliothèques, et à dissoudre les orchestres, qu'il reprenne aussi à son compte (et sur son budget) les institutions culturelles… On a vu que la majorité politique cantonale était plutôt encline à transférer la charge de la politique culturelle sur cette même commune qu'elle rêve d'abolir : la Ville.

S'agit-il de fusionner la ville et le canton pour " remettre à zéro " les compteurs d'une histoire qui aurait accidentellement et cruellement produit deux entités institutionnelles là où une seule aurait suffi ? Mais l'entité superfétatoire, du point de vue de l'histoire, n'est pas la Ville, ni la commune, mais le canton, bricolé à Genève à partir de la Ville (c'est-à-dire de l'ancienne République) pour insérer Genève dans la Confédération de 1815 -et cela non par amour de la Suisse ou du fédéralisme, mais par peur de la France et de la révolution. Genève a été plus longtemps République indépendante que canton suisse, et le canton n'est qu'une excroissance, une pure superstructure, la vieille volonté cantonale d'abolir la ville n'ayant peut-être jamais eu d'autre explication historique que celle de la rogne pérenne d'une vieille droite inconsolable de l'Ancien Régime…

Ne nous propose-t-on pas dès lors une fusion pour la seule raison technocratique de permettre des " économies " de fonctionnement des services publics ? Mais même sur ce terrain-là, la fusion est une foutaise : les services publics diffèrent en ceci, au moins, des entreprises privées qu'ils répondent à des besoins préexistants, ou à des droits fondamentaux, et non à des possibilités économiques d'occupation de marchés, de segments de marchés ou de créneaux de segments de marchés ; or il n'y aura pas moins de besoins de services publics lorsque ceux-ci, quand ils existent aux deux niveaux de la commune et du canton, ou de deux cantons différents, auront été " fusionnés ", et il n'y aura pas (espérons-le) moins de droits fondamentaux, ou des droits moins fondamentaux, auxquels les services publics doivent donner un contenu concret, lorsque des " fusions " auront été concoctées. Il n'y aura pas moins d'élèves dans des écoles valdo-genevoises que dans les écoles vaudoises et genevoises, de malades dans des hôpitaux valdo-genevois que dans les hôpitaux vaudois et genevois… Il ne pourra donc pas y avoir moins d'enseignants, d'infirmiers, mais aussi de gardiens de prisons, de policiers ou de juges dans deux cantons fusionnés que dans deux cantons différents, ou d'assistants sociaux, de balayeurs de rue, de pompiers et de personnel des institutions culturelles dans une ville et un canton fusionnés que dans une ville et un canton coexistants, sauf à opérer des licenciements massifs, à péjorer les conditions d'enseignement, de détention, de soins et de prise en charge sociale, en même temps que les conditions de travail et de salaire de celles et ceux qui les assurent.

Quant au discours de crise tenu à l'époque où furent lancées les propositions fusionneuses on se contentera ici d'exprimer quelque doute sur la rationalité d'un exercice consistant à additionner des déficits et des charges pour assainir les finances publics et à attendre de la fusion de deux marasmes qu'en émerge une prospérité commune …

On voit mal, enfin, comment et pourquoi les autres communes de l'agglomération genevoise auraient pu se sentir " portées " par un projet " urbano-citadin " ne concernant, pour l'essentiel, qu'une seule et unique commune, et se livrant à l'intéressant exercice consistant à créer " de cinq à douze " communes-quartiers pour ne plus avoir à faire à une seule commune-ville (on voit bien, par contre, en quoi ce démantèlement de la Ville de Genève peut complaire à quelques vieilles rognes municipales). Et à ceux qui veulent croire, ou se plaisent à laisser accroire, que d'une " République et Ville de Genève " pourrait naître un accroissement des droits démocratiques des citoyens, on se contentera de rappeler qu'il nous manque déjà tout un pan municipal des droits démocratiques réels, faute d'autonomie des communes dans la très jacobine République, et faute de reconnaissance de la Ville dans le très helvétique canton.

Enfin, et peut-être surtout, on insistera ici sur le caractère totalement anti-démocratique d'une abolition pure et simple de l'espace politique municipal (celui, en l'occurrence, de la Ville) : une telle abolition, en effet, entraînerait l'abolition de tous les droits politiques liés à l'espace municipal. Supprimer la Ville de Genève, c'est priver 100'000 citoyennes et citoyens du droit de vote, du droit d'élection, du droit d'éligibilité, du droit de référendum et du droit d'initiative municipaux. Et c'est enfin priver 50'000 résidentes et résidents étrangers de la totalité des droits politiques qu'on a fait mine de leur concéder en avril 2005 -puisqu'ils ne disposent de droits politiques qu'au plan municipal. La qualité démocratique de la proposition de suppression de la municipalité se mesure ici à ses effets sur les droits démocratiques -et les convictions démocratiques des auteurs d'une telle proposition à la légèreté avec laquelle ils envisagent de créer à Genève une catégorie de citoyens de deuxième zone, privés du tiers de leurs droits politiques, et d'habitants de troisième zone, privés de la totalité de ces droits.

A nous faire prendre une vessie médiatique pour un débat politique, on n'obtient pour seul résultat que celui de rendre encore un peu plus irréelles les interventions politiciennes, et opaques leurs intentions. Les enjeux auxquels nous sommes confrontés, les questions que ces enjeux nous posent, l'urgence de leur donner une réponse, sont pourtant d'une toute autre nature, et d'une toute autre importance que les gadgets fusionneux. A qui clame " rationalisons ! ", nous répondrons: " démocratisons ! ". A qui propose une fusion (celle de la Ville et du canton, ou celle des cantons), nous répondrons par la proposition d'une alliance : celle des villes, à commencer par les villes de la région genevoise, Annemasse comprise.

Quels sont les enjeux, quelles sont les urgences ?

. L'élargissement et l'approfondissement de la démocratie, c'est à dire de la capacité de contrôle par les citoyens des institutions et des pouvoirs politiques ;
. L'accès direct des villes à la décision politique fédérale ;
. La participation de Genève à l'intégration européenne, et à l'invention d'une démocratie européenne ;
. La solidarité concrète avec les périphéries ;
. La maîtrise écologique du développement économique et social ;
. La réforme de la politique sociale et de ses instruments ;
. La réponse à la crise du travail salarié et à l'émergence de nouvelles formes, et de nouvelles causes, de pauvreté ;
. L'intégration dans les lois des changements des normes sociales et des règles individuelles et collectives de comportement ;
. La reconnaissance de la nécessité d'une véritable politique culturelle assumée par l'ensemble des collectivités publiques de la région.

A aucune de ces questions, à aucun de ces enjeux, à aucune de ces urgences les projets de fusions cantonales ou municipalo-cantonale n'apportent la moindre réponse, ne donnent la moindre consistance, n'offrent la moindre solution. Nul, il est vrai, n'attend d'un gadget qu'il devienne un outil, mais on s'autorisera à considérer qu'il est assez dérisoire qu'un gouvernement cantonal n'ait rien trouvé de mieux à proposer en 1999 (et que d'aucuns, au sein d'un autre gouvernement cantonal, huit ans plus tard, n'en démordent pas) que l'éclatement institutionnel d'une ville, et son absorption de facto par le canton, quand il conviendrait de renforcer les villes, et de renforcer leur poids institutionnel.

C'est à une véritable inversion de perspective que nous en appelons : contrairement à ce que le Conseil d'Etat crut pouvoir affirmer, ça n'est pas la Ville mais le canton qui, aujourd'hui, est superfétatoire et obsolète ; et ça n'est donc pas la Ville mais le canton qu'il nous importe de réduire, faute peut-être de pouvoir (encore ?) nous en débarrasser.

Les bricolages institutionnels servent surtout de leurres, de dérivatifs et de bruit de fond. Or c'est à tout autre chose que nous entendons nous livrer : à une critique des institutions politiques qui soit une critique de leurs racines mêmes, et non un toilettage de leur apparence ; une critique qui fasse émerger un mode d'organisation et des propositions de réforme institutionnelle respectant et concrétisant deux principes : l'un de légitimité, la souveraineté populaire, l'autre d'organisation, la subsidiarité étatique.

La souveraineté populaire, d'abord : il ne s'agit pas seulement de proclamer qu'un pouvoir politique ne doit rien pouvoir faire qui importe sans l'acquiescement des citoyens, et surtout pas modifier sa charte fondamentale et son architecture institutionnelle sans que les citoyennes et les citoyens n'aient pu les définir eux-même, mais aussi et surtout d'admettre que l'acquiescement ou le mandat de la majorité n'oblige que cette majorité elle-même, et ceux à qui ce mandat est donné. Autrement dit : celles et ceux dont le choix est autre que celui de la majorité ont un droit égal à celle-ci, et tout aussi fondamental, à concrétiser leur choix, si minoritaire qu'il soit, tant qu'il n'est pas imposé à qui ne l'admet pas . De ce point de vue, il est évidemment hors de question qu'une commune puisse être supprimée contre sa propre volonté, et hors de question qu'elle puisse être abolie sans que son espace politique soit " remunicipalisé ", par fusion ou par scission.

La subsidiarité étatique, ensuite : c'est poser comme règle que toute compétence publique est d'abord celle du plus " bas " (c'est-à-dire du plus proche) niveau de l'organisation politique ; que l'Etat n'a, ni ne doit avoir, de pouvoir que celui que lui laissent les cités et les communes, qui elles-mêmes ne doivent avoir de compétences que celles que leur abandonnent les citoyens. Chaque acteur politique n'abandonnant au niveau de décision supérieur que ce que lui-même n'est pas en mesure d'assumer, le contrôle démocratique peut alors s'exercer pleinement, car le plus directement possible. On sait bien en effet à quel point les possibilités de contrôle démocratique direct sont inégales selon que l'on considère le niveau municipal, régional, national ou continental, et l'on sait l'urgence que revêt la représentation politique des villes (ne serait-ce que pour éviter de passer encore un siècle et demi à bricoler l'obsolète niveau du canton, comme si passer de 26 micro-Etats à 20 ou à 15 allait régénérer le " fédéralisme suisse ", comme si éclater la Ville de Genève en huit communes allait améliorer la prise en compte de la réalité urbaine genevoise (qui s'étend sur les territoires de deux cantons et de deux pays).

Ainsi s'approche-t-on de ce à quoi un exercice de réforme institutionnelle peut et doit aboutir : non à " moderniser ", c'est-à-dire à rénover, les formes anciennes d'exercice de l'autorité politique et de la responsabilité collective, mais à en changer fondamentalement. Ouvrir un débat sur un changement des institutions politiques, c'est ouvrir un débat sur ce qui fonde ces institutions. Les mots de ce débat peuvent être de vieux mots, mais les réalités qu'il revêtent et les enjeux qu'ils révèlent sont bien d'aujourd'hui. D'entre ces réalités, la moins inquiétante n'est pas l'affadissement de la démocratie, et nous pouvons pressentir à quoi mène cet affadissement : à l'emprise de populismes d'autant plus efficaces qu'ils useront sans retenue de l'invocation rhétorique à ce qu'ils nient en réalité -la démocratie, précisément, qui présuppose une remise en question permanente des mythes nationaux et de leur héritage institutionnel.

La " question institutionnelle " est bien autre chose, et bien plus, qu'une rénovation des appareils de pouvoir, des structures administratives et des répartitions de compétence : elle est une redéfinition des règles du jeu politique à partir des droits individuels et collectifs fondamentaux, pour concrétiser ces droits, et pour les étendre. C'est en quoi, et en quoi seulement, cette question nous intéresse. Et c'est pourquoi il nous importe de proposer autre chose, et bien plus, que les aimables bidouillages qui nous ont été servis.

Nous avons à faire exister les villes (ici et maintenant : la Ville de Genève) comme des institutions politiques fondamentales de l'Etat fédéral, et de cet Etat dans l'Europe ; nous avons à dépasser l'archaïque institution cantonale pour faire émerger à la fois les communautés urbaines et la Romandie -mais une Romandie citoyenne, républicaine, urbaine, fondée sur ses mouvements sociaux. Les césures entre la Romandie et la Suisse alémanique, et entre la Suisse urbaine et la Suisse rupestre, sont constitutive de ce pays, en même temps que de sa capacité à nier sa propre réalité et ses propre divisions pour, sur cette négation, construire un édifice institutionnel en additionnant des souverainetés cantonales dans le même temps où l'on refuse les communautés de culture et les réalités urbaines. Ici, l'héritage médiéval se porte d'autant mieux qu'on en use pour refuser les réalités présentes. La structure cantonale est politiquement obsolète ? Peu importe, puisqu'elle est idéologiquement utilisable… et qu'elle produit postes et prébendes.

C'est pourtant bien d'institutions urbaines et d'institutions régionales dont il doit être question, et d'entre ces institutions, d'une institution politique à créer, représentant les habitants (tous les habitants) de la région (de toute la région), et contrôlée par eux. La Ville (la ville réelle) ne saurait exister politiquement qu'à la condition, précisément, d'exister institutionnellement, et d'être autre chose qu'un concept abstrait résumant les communes participant de la même agglomération urbaine. Ici s'exprime l'exigence d'un fédéralisme renouvelé, reconnaissant et garantissant l'existence d'une ville de Genève plus grande que la Ville de Genève, disposant d'institutions et de représentations propres, et de facto d'un droit de veto sur toute décision acquise contre une volonté populaire exprimés dans l'agglomération.

Genève ne peut faire l'économie de l'existence de la Ville de Genève. On est là bien loin, parce que plus haut, de la " fusion " du canton et de la Ville, bien loin aussi des concordats ou des coordinations intercommunales spécifiques à tel ou tel sujet, quoique ces coordinations puissent mener sur la voie de la constitution d'une agglomération. Mais s'il y a nécessité de faire exister la Ville (et la Romandie), la réalité est que l'on s'est contenté jusqu'ici de vouloir accoucher d'une chimère municipalo-cantonale ou d'empiler les cantons les uns sur les autres. De la réalité à la nécessité, il y a à faire un chemin que n'entendent ni ne peuvent emprunter ceux à qui il suffit amplement de proposer des fusions (de cantons, de communes, d'un canton et d'une commune) pour se présenter en " réformateurs ".

Le travail de réforme des institutions politiques genevoises reste à faire. Il devra se faire le plus largement, le plus démocratiquement possible, ce qui exclut que l'on puisse se contenter d'une tambouille technocratique ou d'une révision cosmétique. La révision globale de la constitution genevoise (avec ce que cette révision implique, notamment l'élection d'une constituante) doit obliger l'ensemble des acteurs sociaux et politiques de la République à jouer le rôle auquel il leur arrive, rhétoriquement, de prétendre mais dont ils semblent avec une belle obstination fuir les contraintes : le rôle d' " inventeurs " d'une nouvelle démocratie, élargie aux domaines, aux pratiques, aux groupes sociaux et aux personnes que sa forme actuelle ignore -ou exclut. Cette obligation a pour condition que la réforme institutionnelle ne pourra se faire légitimement que dans et par une Assemblée constituante élue, d'autant qu'une telle assemblée est la seule à pouvoir, en un même lieu politique (la Constituante elle-même), en un même temps (le temps de la révision constitutionnelle) et par les mêmes procédures (celles de cette révision) s'emparer de tous les problèmes, mener tous les débats, régler toutes les questions. Les rapports entre le canton et la Ville, entre le canton et les communes, entre les communes, et finalement entre la Ville et les autres communes, sont certes problématiques -mais les problèmes que ces rapports posent ne sont qu'une part de l'imposante liste des problèmes institutionnels qui se posent à Genève. Réduire le débat institutionnel à l'examen des seules questions posées par les rapports canton-Ville-commune, c'est nier ce débat. C'est en réalité tout faire pour qu'il ne se tienne pas. Or il doit se tenir, se tenir vite, et se tenir complètement.

Ce à quoi il s'agit de s'attacher est bien un travail de réforme globale, et non d'un toilettage. Il s'agit de changer les institutions, et les règles du jeu institutionnel, non de " mettre un peu d'huile " moderne dans les rouages vétustes de la Constitution de 1847, ou de " dépoussiérer " le fonctionnement des institutions. On ne lance pas une réforme constitutionnelle pour améliorer le fonctionnement du Grand Conseil (changer le règlement du parlement suffit à cet objectif), ou les rapports entre le canton et les communes (changer la loi sur l'administration des communes y pourvoirait). On lance une réforme constitutionnelle pour qu'une nouvelle constitution en sorte ; une nouvelle constitution, c'est-à-dire une nouvelle architecture institutionnelle, une nouvelle expression des droits fondamentaux, un nouvel exercice des droits populaires -et de nouveaux droits populaires.

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