vendredi 27 juillet 2007

Constituante consensuelle

Après avoir traîné les pieds (et le reste) pendant des années, les députés genevois ont donc approuvé avec un touchant enthousiasme (malgré 9 abstentions et 8 oppositions, à l'UDC et chez les Verts) le projet du "groupe Auer" d'élire (probablement en 2008) une Constituante pour réviser la charte fondamentale de la République, vieille de 160 ans (la charte, pas la République, qui a bientôt un-demi millénaire). Le peuple (indigène, le Grand Conseil ayant privé les étrangers de ce droit) élira 80 membres d'une constituante qui aura quatre ans pour présenter un projet de nouvelle constitution, qui devrait donc être soumis au vote vers 2012.
Pour l'élection de la Constituante, le quorum sera fixé à 3 %, les listes ne pourront pas être apparentées et les Conseillers d'Etat ne pourront pas être candidats. Les députés en revanche, pourront l'être, ce qui menace de garnir la constituante d'une foule de membres du Grand Conseil cumulant ainsi leurs mandats de législateurs et un mandat de constituant. La Maison des Associations a annoncé qu'elle allait faire de nombreuses propositions -mais pas encore décidé de présenter une liste à la Constituante.
Que peut-il sortir d'une telle Constituante ? Le Conseiller d'Etat Laurent Moutinot a quelques doutes sur sla capacité de l'assemblée à produire autre chose que de l'eau tiède : "il faudra éviter de se contenter du plus petit dénominateur commun", avertit Saint Laurent (Le Temps du 5 mai). Comme la Constituante ne pourra présenter qu'un seul projet au peuple, et que si ce projet est repoussé on en reviendra ipso facto à l'actuelle constitution, le risque, en effet, est grand que pour obtenir une majorité, c'est-à-dire éviter de susciter de trop nombreuses oppositions qui, coalisées, seraient majoritaires, on ne présente au bon peuple qu'un texte ne fâchant personne. Et donc un texte sans intérêt.
Tout n'est cependant pas perdu, pour ceux qui espèrent une Constituante capable d'aller un peu plus loin que les idées reçues. Certes, il eût mieux valu une assemblée plus large (150 membres plutôt que 80, le "groupe Auer" en posant cent), qui aurait pu être ouverte à des milieux et des personnes qui risquent de pas avoir accès à l'assemblée telle qu'elle est prévue; il eût mieux valu aussi autoriser la Constituante à présenter un nouveau projet si le premier sorti de ses travaux était refusé par le peuple; il eût mieux valu encore que les étrangers (et les jeunes de plus de 16 ans) soient autorisés à se présenter à la Constituante et à l'élire; il eût mieux valu enfin une Constituante prenant la place du Grand Conseil au lieu que de s'y ajouter, et contrainte de présenter un (ou plusieurs) projets de Constitution dans un délai de six moins plutôt que dans un délai de quatre ans, mais, même réduite à ce que le Grand Conseil en a fait, et à ce qu'il était capable d'accepter, il y a tout de même un usage possible d'une Constituante : le député UDC Yves Nidegger n'a pas tort de craindre que "la Constituante risque de nous amener ailleurs qu'on le pense". D'ailleurs, dans tous les cantons qui ont connu un processus comparable à celui mis en oeuvre à Genève, ce processus a abouti à une constitution plus progressiste que l'ancienne, à uine extention des droits démocratiques, et surtout à un formidable renouvellement du personnel politique.
Et puis, de toutes façons, le processus constituant importe plus que son résultat -parce que ce processus équivaut à une mise en débat public de tout ce que peut contenir une constitution; or une constitution peut contenir toutes les règles qui expriment un projet social... le débat sur la constitution est donc un débat sur l'ensemble des enjeux sociaux, politiques, culturels, économiques -et il n'y a actuellement pas d'autre lieu où un tel débat puisse se tenir, avec une obligation d'aboutir à quelque chose.
Le Grand Conseil genevois a donc adopté (en l'amputant)la proposition de lancer une révision globale de la constitution de la République et de faire faire ce travail par une Assemblée constituante élue. Fort bien. Mais qu'attend-on de cette révision constitutionnelle, de cette assemblée et de cette constitution ? Pour en débattre, ce blog est ouvert...

samedi 14 juillet 2007

La Charte européenne de l'autonomie locale

Charte européenne de l'autonomie locale, adoptée à Strasbourg, 15.X.1985, et ratifiée par la Suisse.

Préambule
Les Etats membres du Conseil de l'Europe, signataires de la présente Charte,

Considérant que le but du Conseil de l'Europe est de réaliser une union plus étroite entre ses membres afin de sauvegarder et de promouvoir les idéaux et les principes qui sont leur patrimoine commun;

Considérant qu'un des moyens par lesquels ce but sera réalisé est la conclusion d'accords dans le domaine administratif;

Considérant que les collectivités locales sont l'un des principaux fondements de tout régime démocratique;

Considérant que le droit des citoyens de participer à la gestion des affaires publiques fait partie des principes démocratiques communs à tous les Etats membres du Conseil de l'Europe;

Convaincus que c'est au niveau local que ce droit peut être exercé le plus directement;

Convaincus que l'existence de collectivités locales investies de responsabilités effectives permet une administration à la fois efficace et proche du citoyen;

Conscients du fait que la défense et le renforcement de l'autonomie locale dans les différents pays d'Europe représentent une contribution importante à la construction d'une Europe fondée sur les principes de la démocratie et de la décentralisation du pouvoir;

Affirmant que cela suppose l'existence de collectivités locales dotées d'organes de décision démocratiquement constitués et bénéficiant d'une large autonomie quant aux compétences, aux modalités d'exercice de ces dernières et aux moyens nécessaires à l'accomplissement de leur mission,

Sont convenus de ce qui suit:

Article 1
Les Parties s'engagent à se considérer comme liées par les articles suivants de la manière et dans la mesure prescrites par l'article 12 de cette Charte.

Partie I
Article 2 – Fondement constitutionnel et légal de l'autonomie locale
Le principe de l'autonomie locale doit être reconnu dans la législation interne et, autant que possible, dans la Constitution.

Article 3 – Concept de l'autonomie locale
1. Par autonomie locale, on entend le droit et la capacité effective pour les collectivités locales de régler et de gérer, dans le cadre de la loi, sous leur propre responsabilité et au profit de leurs populations, une part importante des affaires publiques.
2. Ce droit est exercé par des conseils ou assemblées composés de membres élus au suffrage libre, secret, égalitaire, direct et universel et pouvant disposer d'organes exécutifs responsables devant eux. Cette disposition ne porte pas préjudice au recours aux assemblées de citoyens, au référendum ou à toute autre forme de participation directe des citoyens là ou elle est permise par la loi.

Article 4 – Portée de l'autonomie locale
1. Les compétences de base des collectivités locales sont fixées par la Constitution ou par la loi. Toutefois, cette disposition n'empêche pas l'attribution aux collectivités locales de compétences à des fins spécifiques, conformément à la loi.
2. Les collectivités locales ont, dans le cadre de la loi, toute latitude pour exercer leur initiative pour toute question qui n'est pas exclue de leur compétence ou attribuée à une autre autorité.
3. L'exercice des responsabilités publiques doit, de façon générale, incomber, de préférence, aux autorités les plus proches des citoyens. L'attribution d'une responsabilité à une autre autorité doit tenir compte de l'ampleur et de la nature de la tâche et des exigences d'efficacité et d'économie.
4. Les compétences confiées aux collectivités locales doivent être normalement pleines et entières. Elles ne peuvent être mises en cause ou limitées par une autre autorité, centrale ou régionale, que dans le cadre de la loi.
5. En cas de délégation des pouvoirs par une autorité centrale ou régionale, les collectivités locales doivent jouir, autant qu'il est possible, de la liberté d'adapter leur exercice aux conditions locales.
6. Les collectivités locales doivent être consultées, autant qu'il est possible, en temps utile et de façon appropriée, au cours des processus de planification et de décision pour toutes les questions qui les concernent directement.

Article 5 – Protection des limites territoriales des collectivités locales
Pour toute modification des limites territoriales locales, les collectivités locales concernées doivent être consultées préalablement, éventuellement par voie de référendum là où la loi le permet.

Article 6 – Adéquation des structures et des moyens administratifs aux missions des collectivités locales
1. Sans préjudice de dispositions plus générales créées par la loi, les collectivités locales doivent pouvoir définir elles-mêmes les structures administratives internes dont elles entendent se doter, en vue de les adapter à leurs besoins spécifiques et afin de permettre une gestion efficace.
2. Le statut du personnel des collectivités locales doit permettre un recrutement de qualité, fondé sur les principes du mérite et de la compétence; à cette fin, il doit réunir des conditions adéquates de formation, de rémunération et de perspectives de carrière.

Article 7 – Conditions de l'exercice des responsabilités au niveau local
1. Le statut des élus locaux doit assurer le libre exercice de leur mandat.
2. Il doit permettre la compensation financière adéquate des frais entraînés par l'exercice du mandat ainsi que, le cas échéant, la compensation financière des gains perdus ou une rémunération du travail accompli et une couverture sociale correspondante.
3. Les fonctions et activités incompatibles avec le mandat d'élu local ne peuvent être fixées que par la loi ou par des principes juridiques fondamentaux.

Article 8 – Contrôle administratif des actes des collectivités locales
1. Tout contrôle administratif sur les collectivités locales ne peut être exercé que selon les formes et dans les cas prévus par la Constitution ou par la loi.
2. Tout contrôle administratif des actes des collectivités locales ne doit normalement viser qu'à assurer le respect de la légalité et des principes constitutionnels. Le contrôle administratif peut, toutefois, comprendre un contrôle de l'opportunité exercé par des autorités de niveau supérieur en ce qui concerne les tâches dont l'exécution est déléguée aux collectivités locales.
3. Le contrôle administratif des collectivités locales doit être exercé dans le respect d'une proportionnalité entre l'ampleur de l'intervention de l'autorité de contrôle et l'importance des intérêts qu'elle entend préserver.

Article 9 – Les ressources financières des collectivités locales
1. Les collectivités locales ont droit, dans le cadre de la politique économique nationale, à des ressources propres suffisantes dont elles peuvent disposer librement dans l'exercice de leurs compétences.
2. Les ressources financières des collectivités locales doivent être proportionnées aux compétences prévues par la Constitution ou la loi.
3. Une partie au moins des ressources financières des collectivités locales doit provenir de redevances et d'impôts locaux dont elles ont le pouvoir de fixer le taux, dans les limites de la loi.
4. Les systèmes financiers sur lesquels reposent les ressources dont disposent les collectivités locales doivent être de nature suffisamment diversifiée et évolutive pour leur permettre de suivre, autant que possible dans la pratique, l'évolution réelle des coûts de l'exercice de leurs compétences.
5. La protection des collectivités locales financièrement plus faibles appelle la mise en place de procédures de péréquation financière ou des mesures équivalentes destinées à corriger les effets de la répartition inégale des sources potentielles de financement ainsi que des charges qui leur incombent. De telles procédures ou mesures ne doivent pas réduire la liberté d'option des collectivités locales dans leur propre domaine de responsabilité.
6. Les collectivités locales doivent être consultées, d'une manière appropriée, sur les modalités de l'attribution à celles-ci des ressources redistribuées.
7. Dans la mesure du possible, les subventions accordées aux collectivités locales ne doivent pas être destinées au financement de projets spécifiques. L'octroi de subventions ne doit pas porter atteinte à la liberté fondamentale de la politique des collectivités locales dans leur propre domaine de compétence.
8. Afin de financer leurs dépenses d'investissement, les collectivités locales doivent avoir accès, conformément à la loi, au marché national des capitaux.

Article 10 – Le droit d'association des collectivités locales
1. Les collectivités locales ont le droit, dans l'exercice de leurs compétences, de coopérer et, dans le cadre de la loi, de s'associer avec d'autres collectivités locales pour la réalisation de tâches d'intérêt commun.
2. Le droit des collectivités locales d'adhérer à une association pour la protection et la promotion de leurs intérêts communs et celui d'adhérer à une association internationale de collectivités locales doivent être reconnus dans chaque Etat.
3. Les collectivités locales peuvent, dans des conditions éventuellement prévues par la loi, coopérer avec les collectivités d'autres Etats.

Article 11 – Protection légale de l'autonomie locale
Les collectivités locales doivent disposer d'un droit de recours juridictionnel afin d'assurer le libre exercice de leurs compétences et le respect des principes d'autonomie locale qui sont consacrés dans la Constitution ou la législation interne.

Partie II – Dispositions diverses

Article 12 – Engagements
1. Toute Partie s'engage à se considérer comme liée par vingt au moins des paragraphes de la partie I de la Charte dont au moins dix sont choisis parmi les paragraphes suivants:
* article 2,
* article 3, paragraphes 1 et 2,
* article 4, paragraphes 1, 2 et 4,
* article 5,
* article 7, paragraphe 1,
* article 8, paragraphe 2,
* article 9, paragraphes 1, 2 et 3,
* article 10, paragraphe 1,
* article 11.
2. Chaque Etat contractant, au moment du dépôt de son instrument de ratification, d'acceptation ou d'approbation, notifie au Secrétaire Général du Conseil de l'Europe les paragraphes choisis conformément à la disposition du paragraphe 1 du présent article.
3. Toute Partie peut, à tout moment ultérieur, notifier au Secrétaire Général qu'elle se considère comme liée par tout autre paragraphe de la présente Charte, qu'elle n'avait pas encore accepté conformément aux dispositions du paragraphe 1 du présent article. Ces engagements ultérieurs seront réputés partie intégrante de la ratification, de l'acceptation ou de l'approbation de la Partie faisant la notification et porteront les mêmes effets dès le premier jour du mois qui suit l'expiration d'une période de trois mois après la date de réception de la notification par le Secrétaire Général.

Article 13 – Collectivités auxquelles s'applique la Charte
Les principes d'autonomie locale contenus dans la présente Charte s'appliquent à toutes les catégories de collectivités locales existant sur le territoire de la Partie. Toutefois, chaque Partie peut, au moment du dépôt de son instrument de ratification, d'acceptation ou d'approbation, désigner les catégories de collectivités locales ou régionales auxquelles elle entend limiter le champ d'application ou qu'elle entend exclure du champ d'application de la présente Charte. Elle peut également inclure d'autres catégories de collectivités locales ou régionales dans le champ d'application de la Charte par voie de notification ultérieure au Secrétaire Général du Conseil de l'Europe.

Article 14 – Communication d'informations
Chaque Partie transmet au Secrétaire Général du Conseil de l'Europe toute information appropriée relative aux dispositions législatives et autres mesures qu'elle a prises dans le but de se conformer aux termes de la présente Charte.

Partie III

Article 15 – Signature, ratification, entrée en vigueur
1. La présente Charte est ouverte à la signature des Etats membres du Conseil de l'Europe. Elle sera soumise à ratification, acceptation ou approbation. Les instruments de ratification, d'acceptation ou d'approbation seront déposés près le Secrétaire Général du Conseil de l'Europe.
2. La présente Charte entrera en vigueur le premier jour du mois qui suit l'expiration d'une période de trois mois après la date à laquelle quatre Etats membres du Conseil de l'Europe auront exprimé leur consentement à être liés par la Charte, conformément aux dispositions du paragraphe précédent.
3. Pour tout Etat membre qui exprimera ultérieurement son consentement à être lié par la Charte, celle-ci entrera en vigueur le premier jour du mois qui suit l'expiration d'une période de trois mois après la date du dépôt de l'instrument de ratification, d'acceptation ou d'approbation.

Article 16 – Clause territoriale
1. Tout Etat peut, au moment de la signature ou au moment du dépôt de son instrument de ratification, d'acceptation, d'approbation ou d'adhésion, désigner le ou les territoires auxquels s'appliquera la présente Charte.
2. Tout Etat peut, à tout autre moment par la suite, par une déclaration adressée au Secrétaire Général du Conseil de l'Europe, étendre l'application de la présente Charte à tout autre territoire désigné dans la déclaration. La Charte entrera en vigueur à l'égard de ce territoire le premier jour du mois qui suit l'expiration d'une période de trois mois après la date de réception de la déclaration par le Secrétaire Général.
3. Toute déclaration faite en vertu des deux paragraphes précédents pourra être retirée, en ce qui concerne tout territoire désigné dans cette déclaration, par notification adressée au Secrétaire Général. Le retrait prendra effet le premier jour du mois qui suit l'expiration d'une période de six mois après la date de réception de la notification par le Secrétaire Général.

Article 17 – Dénonciation
1. Aucune Partie ne peut dénoncer la présente Charte avant l'expiration d'une période de cinq ans après la date à laquelle la Charte est entrée en vigueur en ce qui la concerne. Un préavis de six mois sera notifié au Secrétaire Général du Conseil de l'Europe. Cette dénonciation n'affecte pas la validité de la Charte à l'égard des autres Parties sous réserve que le nombre de celles-ci ne soit jamais inférieur à quatre.
2. Toute Partie peut, conformément aux dispositions énoncées dans le paragraphe précédent, dénoncer tout paragraphe de la partie I de la Charte qu'elle a accepté, sous réserve que le nombre et la catégorie des paragraphes auxquels cette Partie est tenue restent conformes aux dispositions de l'article 12, paragraphe 1. Toute Partie qui, à la suite de la dénonciation d'un paragraphe, ne se conforme plus aux dispositions de l'article 12, paragraphe 1, sera considérée comme ayant dénoncé également la Charte elle-même.

Article 18 – Notifications
Le Secrétaire Général du Conseil de l'Europe notifie aux Etats membres du Conseil:
1. toute signature;
2. le dépôt de tout instrument de ratification, d'acceptation ou d'approbation;
3. toute date d'entrée en vigueur de la présente Charte, conformément à son article 15;
4. toute notification reçue en application des dispositions de l'article 12, paragraphes 2 et 3;
5. toute notification reçue en application des dispositions de l'article 13;
6. tout autre acte, notification ou communication ayant trait à la présente Charte.

En foi de quoi, les soussignés, dûment autorisés à cet effet, ont signé la présente Charte.

Fait à Strasbourg, le 15 octobre 1985, en français et en anglais, les deux textes faisant également foi, en un seul exemplaire qui sera déposé dans les archives du Conseil de l'Europe. Le Secrétaire Général du Conseil de l'Europe en communiquera copie certifiée conforme à chacun des Etats membres du Conseil de l'Europe.

mardi 10 juillet 2007

VIVE LA RÉFORME !

Réformer les institutions, et pour cela changer la constitution : ce projet est le nôtre -non par modernisme, car peu nous chaut que la constitution genevoise date de 1847, mais par volonté de concrétiser, dans l'architecture institutionnelle, un projet politique socialiste. La révision de la constitution ne suffit évidemment pas à cette concrétisation -mais elle en est l'un des moyens, dans la mesure où elle peut permettre d'énoncer de nouveaux droits (ou, pour mieux dire, de légitimer constitutionnellement des droits qui nous paraissent fondamentaux, qu'ils soient ou non exprimés par la constitution et la loi), et de proposer les moyens de les concrétiser, tant il est évident qu'un droit fondamental ne peut se réduire à une proclamation rhétorique.

De ce point de vue, que les institutions genevoises soient en crise (quelque gravité qu'atteigne cette crise, et nous doutons qu'elle soit telle qu'elle remette en cause ces institutions) nous importe assez peu ; ce qui nous importe, en revanche, est l'usage que l'on peut faire de cette crise, si elle se vérifie, pour changer les institutions -et les changer non pour les " mettre dans l'air du temps " (nous ne le respirons qu'avec quelque répugnance, et l'insistant désir de " changer d'air "), mais pour en faire autre chose que ce qu'elles sont. Nous avons bien à défendre un projet de changement, mais nous voulons que ce changement soit réel, profond, qu'il atteigne aux fondements des institutions politiques, et nous n'accordons aucun intérêt à un toilettage moderniste des institutions dont nous voulons le changement.

Les propositions les plus récentes de révision de la constitution nous arrivent après d'autres tentatives de restructuration des institutions -et nous disons bien de restructuration, non de changement, puisque ces tentatives eurent toutes pour ambition non un changement institutionnel, mais la rationalisation, plus ou moins technocratique, de leur fonctionnement. La plus exemplaire de ces tentatives fut (et reste) celle d'abolir, ou d'éclater, la municipalité genevoise. On mesure d'ailleurs à pareille tentative la qualité du modernisme politique et de l'audace intellectuelle de ses promoteurs : comment nous propose-t-on de sortir des " blocages " de la situation actuelle ? En nous proposant le choix imbécile entre un retour en arrière de 200 ans et un retour en arrière de 75 ans. Et nous voilà donc destinataires de deux propositions à peu près également " porteuses d'avenir " : le retour à 1815 (abolition de la commune de Genève) ou le retour à 1929 (re-création des communes de quartier, éclatement de la Ville actuelle en quatre, cinq ou six communes -avec chacune son Conseil municipal, son Conseil administratif, son administration et ses fonctionnaires, son budget et son taux d'imposition -et sans doute sa voirie, ses pompiers et ses agents municipaux : bel exemple de rationalisation…).

Or donc, il y a quelques années, le gouvernement genevois eut cette idée digne du nom de la tour qu'il hante : proposer la fusion de la Ville et du canton de Genève, c'est-à-dire (mais sans le dire) l'abolition de la première et son éclatement en " communes de quartier " n'ayant plus avec la réalité genevoise que le rapport le plus improbable.

Relayé complaisamment par quelques journaux ayant accoutumé de confondre la recherche du gadget politicien avec l'ouverture d'un débat politique, ce projet occupa pendant quelques semaines les jachères médiatiques, avant que d'en être chassé pour son insignifiance. Et de nous être à nouveau présentement resservi. Un précédent gadget sorti du même tonneau avait déjà proposé la " fusion " des cantons de Vaud et de Genève ; avec celle de la Ville et du canton, on était redescendu d'une marche, mais on était resté sur le même escalier, toujours voulant nous faire prendre un pétard pour un big bang et une foutaise pour un enjeu. Il fut d'ailleurs assez plaisant de lire les promoteurs de la fusion valdo-genevoise s'en prendre amèrement à ceux de la fusion piogro-genevoise et leur reprocher de commettre un projet d' " arrière-garde ", comme si le leur valait mieux : le choc historique de l'helvétisation du Département du Léman et de la restauration de la Restauration n'eut donc pas lieu -ou fut reporté à des avant-hier meilleurs. Le débat politique y gagna évidemment en sérieux possible ce qu'il y perdit en franches poilades.

Il s'agit bien, dans l'un et l'autre projet fusionnel, d'une foutaise, ainsi que l'argumentation déployée (comme se déploie le décor d'un théâtre) l'illustre. Pourquoi ce bricolage d'une " République et Ville de Genève " par la suppression ou l'éclatement de la Ville et la négation de la source municipale de la République ? Pour réformer réellement les institutions du canton ? Bien au contraire : pour faire l'économie d'une telle réforme. Mimer un changement pour n'avoir pas à l'assumer : c'est toujours la vieille ruse de l'immobilisme, que de braire à la modernisation de l'ordre auquel on s'agrippe. La suppression de la commune de Genève se heurterait d'ailleurs à de tels obstacles (y compris constitutionnels), et les opposants à cette suppression disposent de tels moyens légaux et politiques d'y faire obstacle, que la plus vraisemblable des hypothèses est qu'au bout d'un considérable temps perdu, et d'un non moins considérable gaspillage d'énergie, on en reviendrait platement au point de départ, à un statu quo dont personne ne veut mais qui s'imposerait de lui-même comme le prix de l'incompétence politique de ceux qui prétendaient vouloir s'en extirper. C'est le principe énoncé dans Le Guépard de Lampedusa : faire mine de tout changer pour qu'en réalité rien ne change.

La projet du Conseil d'Etat de 1999 a certes été refusé par le Grand Conseil (comme, ensuite, l'initiative pour la fusion des cantons), mais la foutaise qu'il proposait est récurrente depuis 1815, et il ne fait guère de doute que, par un moyen ou un autre, nous la reverrons pointer le bout du bonnet d'âne. Après tout, à chaque génération de citoyens genevois a été servi le même brouet : cette guéguerre de 200 ans a commencé avec la création même de la Commune de Genève, sous le régime français ; elle s'est poursuivie avec son abolition, à la Restauration ; elle a repris avec sa re-création, au moment de la révolution radicale ; elle a continué avec la loi de fusion de 1930… entre et à chacun de ces moments, le débat politicien s'est régulièrement emparé des propositions (de droite, généralement) de remise en cause du statut municipal de la Ville. L'épisode de l'automne 1999 ne fut précisément qu'un épisode de ce soap opera. Son remake de 2005 ne vaudra pas mieux.

Pourquoi diable un gouvernement cantonal que l'on avait pu croire élu pour promouvoir quelque changement un peu ambitieux, que l'on supposait être appelé à quelques tâches plus urgentes, et que l'on espérait animé d'une imagination politique un peu plus riche, avait-il pondu ce projet de " République et Ville " en 1999 ? Et pourquoi diable l'avorton de 1999, congelé, est-il régulièrement au micro-onde pour nous être resservi ? Pour quoi faire, et pour à qui plaire ?

Pour atteindre une supposée taille critique ? Mais une fusion de la Ville et du canton y serait insuffisante, et c'est alors d'une fusion de l'ensemble des communes du canton, et de leur absorption dans le canton lui-même, c'est-à-dire de leur suppression, dont il devrait alors être question, le canton redevenant sur son territoire actuel ce que l'ancienne République était sur le sien : une et indivisible. Le concept même de " taille critique ", purement arithmétique (comme son cousin xénophobe, le " seuil de tolérance " à l'immigration) n'a d'ailleurs guère de sens économique, social ou institutionnel : on ne voit pas en effet que de petits espaces institutionnels soient par leur petitesse particulièrement défavorisés, s'ils ne le sont pas pour d'autres raisons plus profondes. Le Luxembourg ne se porte pas trop mal, qu'une population inférieure à celle de la Genève réelle (l'agglomération) n'empêche pas d'avoir été l'un des fondateurs de l'Union Européenne, et d'en être l'un des acteurs ; l'Islande pèse d'un poids politique supérieur à celui de la région Rhône-Alpes, dix fois plus peuplée qu'elle ; les villes françaises de la région Rhône-Alpes, précisément, fussent-elles d'une taille démographique et d'une notoriété moindres que celles de Genève, disposent cependant de plus d'autonomie qu'elle, et se sont dotées des moyens de véritables " politiques internationales municipales ", répondant par avance à la question qu'un notable piogresque posait avec, apparemment, quelque tentative d'ironie : " A quand un Département des Affaires étrangères de la Ville de Genève ! "… A quand la Ville voudra : Dijon et Grenoble en ont bien un…

Bref, la petitesse (relative) de Genève ou de Bâle ne fut ni ne reste en rien une entrave à leur rayonnement. Une petite République historiquement fondée et animée de la volonté d'user de ses compétences, sera toujours mieux armée politiquement qu'une entité plus large crée pour de ternes raisons technocratiques.

Mais si la création d'une hypothétique " République et Ville de Genève " est une foutaise, celle d'une communauté urbaine, transfrontalière, serait une (petite) révolution ; inutile dès lors d'attendre des partisans de la première la moindre attention à l'égard de la seconde -sauf à attendre d'eux qu'ils consacrent de considérables efforts pour la rendre impossible, le moindre de ces efforts n'étant pas celui voué à l'abolition de la commune de Genève, quand une communauté urbaine transfrontalière ne pourra se construire que sur la base des communes, puisque la commune est le seul niveau institutionnel comparable de part et d'autre de la frontière, et autour de la commune-centre, puisque la région genevoise se constitue, par définition, autour de Genève.

La Suisse officielle et bourgeoise, dont participent pleinement nos fusionneux, quelque prétention qu'ils cultivent à être " de gauche ", est encore construite sur la négation de toute possibilité de reconnaissance des villes pour ce qu'elle sont, et ne craint rien tant que leur émergence politique. Que certains des partisans de la fusion de Genève et de Vaud le soient aussi de celle de la République et de la Commune n'est au fond pas surprenant, dès lors qu'il s'agit bien, par l'une ou l'autre fusion, d'abolir la Ville en tant qu'instance politique, quand le plus superfétatoire des deux pouvoirs genevois est plutôt celui qui propose la disparition de l'autre que celui qu'il s'agirait de faire disparaître…

Veut-on " fusionner " pour mettre en commun des infrastructures dont on suppose qu'elle font " double usage " ? Veut-on poursuivre cette " chasse au doublon " qui est à la politique genevoise ce que la chasse au dahu est à la cynégétique alpine ? Mais le critère de la rationalisation par la mise en commun devrait mener plus sûrement à l'intercommunalité qu'à la cantonalisation, et une communauté urbaine transfrontalière, basée sur les communes, serait au moins une porte ouverte sur l'Europe. Du point de vue de l'ouverture européenne, le canton est d'ailleurs un niveau institutionnel parfaitement encombrant, et " euro-incompatible ". La représentation politique des villes (et non des cantons), l'affermissement des communes, l'invention d'instances politiques romandes (et non pas lémaniques) sont d'une toute autre importance, y compris pour l'Europe elle-même, dont le possible fédéralisme a tout à gagner, et d'abord une légitimité, à se construire autrement que par une nouvelle centralisation. Or la fusion de la Ville et du canton ne relève précisément que d'un réflexe de centralisation, et qui plus est d'un réflexe de centralisation sans projet politique, animé uniquement d'intentions technocratiques. En outre, le projet du Conseil d'Etat de 1999 (et tout projet de même nature) n'aurait pu produire les " économies " avancées pour le justifier (imprudemment évaluées dans un premier temps à 150 millions, avant que le chiffreur imprudent n'en rabatte considérablement de ses espoirs ou de ses prétextes) qu'à la condition de procéder à des centaines de licenciements d'employés des collectivités publiques, à la suppression de services publics (y compris de services indispensables) et de prestations sociales, à la réduction de subventions… Allait-on en supprimant la Ville supprimer la voirie en ville, et convier les citadins à porter eux-mêmes leurs sacs-poubelles aux Cheneviers ? Croyait-on qu'en abolissant la municipalité on allait abolir les incendies et les inondations à Genève et pouvoir se passer de pompiers ? Il aurait bien fallu que le canton reprenne à son compte (et sur son budget) la voirie et le nettoiement, le service du feu et, sauf à fermer les théâtres, les musées et les bibliothèques, et à dissoudre les orchestres, qu'il reprenne aussi à son compte (et sur son budget) les institutions culturelles… On a vu que la majorité politique cantonale était plutôt encline à transférer la charge de la politique culturelle sur cette même commune qu'elle rêve d'abolir : la Ville.

S'agit-il de fusionner la ville et le canton pour " remettre à zéro " les compteurs d'une histoire qui aurait accidentellement et cruellement produit deux entités institutionnelles là où une seule aurait suffi ? Mais l'entité superfétatoire, du point de vue de l'histoire, n'est pas la Ville, ni la commune, mais le canton, bricolé à Genève à partir de la Ville (c'est-à-dire de l'ancienne République) pour insérer Genève dans la Confédération de 1815 -et cela non par amour de la Suisse ou du fédéralisme, mais par peur de la France et de la révolution. Genève a été plus longtemps République indépendante que canton suisse, et le canton n'est qu'une excroissance, une pure superstructure, la vieille volonté cantonale d'abolir la ville n'ayant peut-être jamais eu d'autre explication historique que celle de la rogne pérenne d'une vieille droite inconsolable de l'Ancien Régime…

Ne nous propose-t-on pas dès lors une fusion pour la seule raison technocratique de permettre des " économies " de fonctionnement des services publics ? Mais même sur ce terrain-là, la fusion est une foutaise : les services publics diffèrent en ceci, au moins, des entreprises privées qu'ils répondent à des besoins préexistants, ou à des droits fondamentaux, et non à des possibilités économiques d'occupation de marchés, de segments de marchés ou de créneaux de segments de marchés ; or il n'y aura pas moins de besoins de services publics lorsque ceux-ci, quand ils existent aux deux niveaux de la commune et du canton, ou de deux cantons différents, auront été " fusionnés ", et il n'y aura pas (espérons-le) moins de droits fondamentaux, ou des droits moins fondamentaux, auxquels les services publics doivent donner un contenu concret, lorsque des " fusions " auront été concoctées. Il n'y aura pas moins d'élèves dans des écoles valdo-genevoises que dans les écoles vaudoises et genevoises, de malades dans des hôpitaux valdo-genevois que dans les hôpitaux vaudois et genevois… Il ne pourra donc pas y avoir moins d'enseignants, d'infirmiers, mais aussi de gardiens de prisons, de policiers ou de juges dans deux cantons fusionnés que dans deux cantons différents, ou d'assistants sociaux, de balayeurs de rue, de pompiers et de personnel des institutions culturelles dans une ville et un canton fusionnés que dans une ville et un canton coexistants, sauf à opérer des licenciements massifs, à péjorer les conditions d'enseignement, de détention, de soins et de prise en charge sociale, en même temps que les conditions de travail et de salaire de celles et ceux qui les assurent.

Quant au discours de crise tenu à l'époque où furent lancées les propositions fusionneuses on se contentera ici d'exprimer quelque doute sur la rationalité d'un exercice consistant à additionner des déficits et des charges pour assainir les finances publics et à attendre de la fusion de deux marasmes qu'en émerge une prospérité commune …

On voit mal, enfin, comment et pourquoi les autres communes de l'agglomération genevoise auraient pu se sentir " portées " par un projet " urbano-citadin " ne concernant, pour l'essentiel, qu'une seule et unique commune, et se livrant à l'intéressant exercice consistant à créer " de cinq à douze " communes-quartiers pour ne plus avoir à faire à une seule commune-ville (on voit bien, par contre, en quoi ce démantèlement de la Ville de Genève peut complaire à quelques vieilles rognes municipales). Et à ceux qui veulent croire, ou se plaisent à laisser accroire, que d'une " République et Ville de Genève " pourrait naître un accroissement des droits démocratiques des citoyens, on se contentera de rappeler qu'il nous manque déjà tout un pan municipal des droits démocratiques réels, faute d'autonomie des communes dans la très jacobine République, et faute de reconnaissance de la Ville dans le très helvétique canton.

Enfin, et peut-être surtout, on insistera ici sur le caractère totalement anti-démocratique d'une abolition pure et simple de l'espace politique municipal (celui, en l'occurrence, de la Ville) : une telle abolition, en effet, entraînerait l'abolition de tous les droits politiques liés à l'espace municipal. Supprimer la Ville de Genève, c'est priver 100'000 citoyennes et citoyens du droit de vote, du droit d'élection, du droit d'éligibilité, du droit de référendum et du droit d'initiative municipaux. Et c'est enfin priver 50'000 résidentes et résidents étrangers de la totalité des droits politiques qu'on a fait mine de leur concéder en avril 2005 -puisqu'ils ne disposent de droits politiques qu'au plan municipal. La qualité démocratique de la proposition de suppression de la municipalité se mesure ici à ses effets sur les droits démocratiques -et les convictions démocratiques des auteurs d'une telle proposition à la légèreté avec laquelle ils envisagent de créer à Genève une catégorie de citoyens de deuxième zone, privés du tiers de leurs droits politiques, et d'habitants de troisième zone, privés de la totalité de ces droits.

A nous faire prendre une vessie médiatique pour un débat politique, on n'obtient pour seul résultat que celui de rendre encore un peu plus irréelles les interventions politiciennes, et opaques leurs intentions. Les enjeux auxquels nous sommes confrontés, les questions que ces enjeux nous posent, l'urgence de leur donner une réponse, sont pourtant d'une toute autre nature, et d'une toute autre importance que les gadgets fusionneux. A qui clame " rationalisons ! ", nous répondrons: " démocratisons ! ". A qui propose une fusion (celle de la Ville et du canton, ou celle des cantons), nous répondrons par la proposition d'une alliance : celle des villes, à commencer par les villes de la région genevoise, Annemasse comprise.

Quels sont les enjeux, quelles sont les urgences ?

. L'élargissement et l'approfondissement de la démocratie, c'est à dire de la capacité de contrôle par les citoyens des institutions et des pouvoirs politiques ;
. L'accès direct des villes à la décision politique fédérale ;
. La participation de Genève à l'intégration européenne, et à l'invention d'une démocratie européenne ;
. La solidarité concrète avec les périphéries ;
. La maîtrise écologique du développement économique et social ;
. La réforme de la politique sociale et de ses instruments ;
. La réponse à la crise du travail salarié et à l'émergence de nouvelles formes, et de nouvelles causes, de pauvreté ;
. L'intégration dans les lois des changements des normes sociales et des règles individuelles et collectives de comportement ;
. La reconnaissance de la nécessité d'une véritable politique culturelle assumée par l'ensemble des collectivités publiques de la région.

A aucune de ces questions, à aucun de ces enjeux, à aucune de ces urgences les projets de fusions cantonales ou municipalo-cantonale n'apportent la moindre réponse, ne donnent la moindre consistance, n'offrent la moindre solution. Nul, il est vrai, n'attend d'un gadget qu'il devienne un outil, mais on s'autorisera à considérer qu'il est assez dérisoire qu'un gouvernement cantonal n'ait rien trouvé de mieux à proposer en 1999 (et que d'aucuns, au sein d'un autre gouvernement cantonal, huit ans plus tard, n'en démordent pas) que l'éclatement institutionnel d'une ville, et son absorption de facto par le canton, quand il conviendrait de renforcer les villes, et de renforcer leur poids institutionnel.

C'est à une véritable inversion de perspective que nous en appelons : contrairement à ce que le Conseil d'Etat crut pouvoir affirmer, ça n'est pas la Ville mais le canton qui, aujourd'hui, est superfétatoire et obsolète ; et ça n'est donc pas la Ville mais le canton qu'il nous importe de réduire, faute peut-être de pouvoir (encore ?) nous en débarrasser.

Les bricolages institutionnels servent surtout de leurres, de dérivatifs et de bruit de fond. Or c'est à tout autre chose que nous entendons nous livrer : à une critique des institutions politiques qui soit une critique de leurs racines mêmes, et non un toilettage de leur apparence ; une critique qui fasse émerger un mode d'organisation et des propositions de réforme institutionnelle respectant et concrétisant deux principes : l'un de légitimité, la souveraineté populaire, l'autre d'organisation, la subsidiarité étatique.

La souveraineté populaire, d'abord : il ne s'agit pas seulement de proclamer qu'un pouvoir politique ne doit rien pouvoir faire qui importe sans l'acquiescement des citoyens, et surtout pas modifier sa charte fondamentale et son architecture institutionnelle sans que les citoyennes et les citoyens n'aient pu les définir eux-même, mais aussi et surtout d'admettre que l'acquiescement ou le mandat de la majorité n'oblige que cette majorité elle-même, et ceux à qui ce mandat est donné. Autrement dit : celles et ceux dont le choix est autre que celui de la majorité ont un droit égal à celle-ci, et tout aussi fondamental, à concrétiser leur choix, si minoritaire qu'il soit, tant qu'il n'est pas imposé à qui ne l'admet pas . De ce point de vue, il est évidemment hors de question qu'une commune puisse être supprimée contre sa propre volonté, et hors de question qu'elle puisse être abolie sans que son espace politique soit " remunicipalisé ", par fusion ou par scission.

La subsidiarité étatique, ensuite : c'est poser comme règle que toute compétence publique est d'abord celle du plus " bas " (c'est-à-dire du plus proche) niveau de l'organisation politique ; que l'Etat n'a, ni ne doit avoir, de pouvoir que celui que lui laissent les cités et les communes, qui elles-mêmes ne doivent avoir de compétences que celles que leur abandonnent les citoyens. Chaque acteur politique n'abandonnant au niveau de décision supérieur que ce que lui-même n'est pas en mesure d'assumer, le contrôle démocratique peut alors s'exercer pleinement, car le plus directement possible. On sait bien en effet à quel point les possibilités de contrôle démocratique direct sont inégales selon que l'on considère le niveau municipal, régional, national ou continental, et l'on sait l'urgence que revêt la représentation politique des villes (ne serait-ce que pour éviter de passer encore un siècle et demi à bricoler l'obsolète niveau du canton, comme si passer de 26 micro-Etats à 20 ou à 15 allait régénérer le " fédéralisme suisse ", comme si éclater la Ville de Genève en huit communes allait améliorer la prise en compte de la réalité urbaine genevoise (qui s'étend sur les territoires de deux cantons et de deux pays).

Ainsi s'approche-t-on de ce à quoi un exercice de réforme institutionnelle peut et doit aboutir : non à " moderniser ", c'est-à-dire à rénover, les formes anciennes d'exercice de l'autorité politique et de la responsabilité collective, mais à en changer fondamentalement. Ouvrir un débat sur un changement des institutions politiques, c'est ouvrir un débat sur ce qui fonde ces institutions. Les mots de ce débat peuvent être de vieux mots, mais les réalités qu'il revêtent et les enjeux qu'ils révèlent sont bien d'aujourd'hui. D'entre ces réalités, la moins inquiétante n'est pas l'affadissement de la démocratie, et nous pouvons pressentir à quoi mène cet affadissement : à l'emprise de populismes d'autant plus efficaces qu'ils useront sans retenue de l'invocation rhétorique à ce qu'ils nient en réalité -la démocratie, précisément, qui présuppose une remise en question permanente des mythes nationaux et de leur héritage institutionnel.

La " question institutionnelle " est bien autre chose, et bien plus, qu'une rénovation des appareils de pouvoir, des structures administratives et des répartitions de compétence : elle est une redéfinition des règles du jeu politique à partir des droits individuels et collectifs fondamentaux, pour concrétiser ces droits, et pour les étendre. C'est en quoi, et en quoi seulement, cette question nous intéresse. Et c'est pourquoi il nous importe de proposer autre chose, et bien plus, que les aimables bidouillages qui nous ont été servis.

Nous avons à faire exister les villes (ici et maintenant : la Ville de Genève) comme des institutions politiques fondamentales de l'Etat fédéral, et de cet Etat dans l'Europe ; nous avons à dépasser l'archaïque institution cantonale pour faire émerger à la fois les communautés urbaines et la Romandie -mais une Romandie citoyenne, républicaine, urbaine, fondée sur ses mouvements sociaux. Les césures entre la Romandie et la Suisse alémanique, et entre la Suisse urbaine et la Suisse rupestre, sont constitutive de ce pays, en même temps que de sa capacité à nier sa propre réalité et ses propre divisions pour, sur cette négation, construire un édifice institutionnel en additionnant des souverainetés cantonales dans le même temps où l'on refuse les communautés de culture et les réalités urbaines. Ici, l'héritage médiéval se porte d'autant mieux qu'on en use pour refuser les réalités présentes. La structure cantonale est politiquement obsolète ? Peu importe, puisqu'elle est idéologiquement utilisable… et qu'elle produit postes et prébendes.

C'est pourtant bien d'institutions urbaines et d'institutions régionales dont il doit être question, et d'entre ces institutions, d'une institution politique à créer, représentant les habitants (tous les habitants) de la région (de toute la région), et contrôlée par eux. La Ville (la ville réelle) ne saurait exister politiquement qu'à la condition, précisément, d'exister institutionnellement, et d'être autre chose qu'un concept abstrait résumant les communes participant de la même agglomération urbaine. Ici s'exprime l'exigence d'un fédéralisme renouvelé, reconnaissant et garantissant l'existence d'une ville de Genève plus grande que la Ville de Genève, disposant d'institutions et de représentations propres, et de facto d'un droit de veto sur toute décision acquise contre une volonté populaire exprimés dans l'agglomération.

Genève ne peut faire l'économie de l'existence de la Ville de Genève. On est là bien loin, parce que plus haut, de la " fusion " du canton et de la Ville, bien loin aussi des concordats ou des coordinations intercommunales spécifiques à tel ou tel sujet, quoique ces coordinations puissent mener sur la voie de la constitution d'une agglomération. Mais s'il y a nécessité de faire exister la Ville (et la Romandie), la réalité est que l'on s'est contenté jusqu'ici de vouloir accoucher d'une chimère municipalo-cantonale ou d'empiler les cantons les uns sur les autres. De la réalité à la nécessité, il y a à faire un chemin que n'entendent ni ne peuvent emprunter ceux à qui il suffit amplement de proposer des fusions (de cantons, de communes, d'un canton et d'une commune) pour se présenter en " réformateurs ".

Le travail de réforme des institutions politiques genevoises reste à faire. Il devra se faire le plus largement, le plus démocratiquement possible, ce qui exclut que l'on puisse se contenter d'une tambouille technocratique ou d'une révision cosmétique. La révision globale de la constitution genevoise (avec ce que cette révision implique, notamment l'élection d'une constituante) doit obliger l'ensemble des acteurs sociaux et politiques de la République à jouer le rôle auquel il leur arrive, rhétoriquement, de prétendre mais dont ils semblent avec une belle obstination fuir les contraintes : le rôle d' " inventeurs " d'une nouvelle démocratie, élargie aux domaines, aux pratiques, aux groupes sociaux et aux personnes que sa forme actuelle ignore -ou exclut. Cette obligation a pour condition que la réforme institutionnelle ne pourra se faire légitimement que dans et par une Assemblée constituante élue, d'autant qu'une telle assemblée est la seule à pouvoir, en un même lieu politique (la Constituante elle-même), en un même temps (le temps de la révision constitutionnelle) et par les mêmes procédures (celles de cette révision) s'emparer de tous les problèmes, mener tous les débats, régler toutes les questions. Les rapports entre le canton et la Ville, entre le canton et les communes, entre les communes, et finalement entre la Ville et les autres communes, sont certes problématiques -mais les problèmes que ces rapports posent ne sont qu'une part de l'imposante liste des problèmes institutionnels qui se posent à Genève. Réduire le débat institutionnel à l'examen des seules questions posées par les rapports canton-Ville-commune, c'est nier ce débat. C'est en réalité tout faire pour qu'il ne se tienne pas. Or il doit se tenir, se tenir vite, et se tenir complètement.

Ce à quoi il s'agit de s'attacher est bien un travail de réforme globale, et non d'un toilettage. Il s'agit de changer les institutions, et les règles du jeu institutionnel, non de " mettre un peu d'huile " moderne dans les rouages vétustes de la Constitution de 1847, ou de " dépoussiérer " le fonctionnement des institutions. On ne lance pas une réforme constitutionnelle pour améliorer le fonctionnement du Grand Conseil (changer le règlement du parlement suffit à cet objectif), ou les rapports entre le canton et les communes (changer la loi sur l'administration des communes y pourvoirait). On lance une réforme constitutionnelle pour qu'une nouvelle constitution en sorte ; une nouvelle constitution, c'est-à-dire une nouvelle architecture institutionnelle, une nouvelle expression des droits fondamentaux, un nouvel exercice des droits populaires -et de nouveaux droits populaires.

jeudi 5 juillet 2007

LE CONSERVATISME DéMOCRATIQUE

La plus grande faiblesse, de nos jours, du système démocratique en est à mes yeux le caractère conservateur. Quiconque s'arrête, alors que la société continue à marcher, est nécessairement foulé aux pieds. Il y a une grande différence entre nos démocrates actuels et leurs ancêtres, ces gens qui se battaient sur les barricades, dans les guerres civiles et les guerres d'indépendance, pour les libertés populaires et l'égalité civique et politique des citoyens. Cette différence ne découle pas d'un changement dans le caractère des individus. L'égalité politique et juridique des citoyens était alors une nouveauté et un idéal. Par là, elle fascinait, enflammait tous les esprits de quelque distinction, qu'elle séduisait au point de les décider à embrasser la cause du peuple et à combattre avec lui contre la cour, la noblesse, le clergé ou la domination étrangère. Les démocrates d'aujourd'hui n'ont plus un idéal à réaliser. Ils vivent pour ainsi dire de leurs rentes sur le fonds des conquêtes de leurs aïeux. Un mouvement en ascension et qui remplit une fonction révolutionnaire grandit ses protagonistes et leur donne la taille gigantesque des pionniers -des Cromwell, des Robespierre, des Jefferson, des Mazzini, des Lénine. Une démocratie sur son déclin, qui ne dure qu'à force de compromis et de reculades, ne peut avoir au gouvernement que des Facta, des Brüning, des Laval, des Chamberlain, et plus le temps passe plus la descente sera profonde. Il est naturellement possible que la démocratie trouve encore des interprètes de grande valeur, mais je crois que cela n'aura guère lieu que dans les pays où elle n'a jamais existé, les pays féodaux ou semi-féodaux, coloniaux, qui n'ont atteint que depuis peu le seuil de la révolution dite bourgeoise. Pensez à des hommes comme Sun Ya Tsen et Gandhi, et comparez-les à nos ministres démocrates à l'instant mentionnés : les uns et les autres appartiennent au même mouvement historique, mais ceux-là en sont à l'aube et ceux-ci au couchant. Les chefs de la démocratie européenne montrent, pour le dire en bref, tous les signes d'une classe politique qui a épuisé sa mission.

(Ignazio Silone, par la voix de " Thomas le Cynique " dans " l'école des dictateurs ")