vendredi 1 juillet 2011

Institutions et citoyenneté : les termes d'un débat

Nos institutions politiques nous viennent d'un temps qui, s'ils furent de naissance de la démocratie (ou plutôt : d'une certaine forme, tronquée, de démocratie) furent aussi ceux de la contention de la démocratie dans des limites qui ne furent pas fixées par les citoyens (et moins encore par les citoyennes), ou par les peuples, mais par les pouvoirs politiques eux-mêmes. Ces institutions (l'Etat et ses appareils, la nation et ses idéologies) sont d'une démocratie vieillie, partielle, amputée ; d'une démocratie fondée sur la nation par crainte du peuple, sur le territoire par crainte de l'étranger et sur l'Etat par crainte des citoyens (et plus encore, sans doute, des citoyennes). Ces institutions sont de fermeture. A l'égard des étrangers, d'abord (les droits politiques restent pour l'essentiel le privilège d'un indigénat déterminé par la naissance et le territoire, ou l'octroi à bien plaire de la nationalité par naturalisation -il n'est d'ailleurs pas sans ironie que le même terme signifie l'octroi de la nationalité et la taxidermie des cadavres) ; à l'égard des jeunes et des femmes ensuite ; des marges sociales, culturelles et politiques, enfin. Et des pauvres, surtout, de ces « classes dangereuses » que par mille moyens l'on tenait éloignées de l'exercice des droits que l'on proclamait par ailleurs.

La démocratie : le contrat contre l'adhésion

De vieux mots peuvent encore dire de nouveaux projets: Nation, République, Commune, et même souveraineté… De ces mots, il y a meilleur usage possible que celui qu'en font aujourd'hui, en Suisse comme dans toute l'Europe, des forces politiques qui, réduisant la Nation à la tribu, la République à la communauté, la Commune au folklore et la souveraineté au pouvoir, ne s'adressent aux citoyens qu'avec la volonté d'en refaire des sujets, consentants à le redevenir. Ce qui est en cause dans tout débat sur la réforme des institutions politiques, comme dans le débat qui aurait pu avoir lieu dans la Constituante genevoise si la Constituante genevoise s'était révélée autre chose que le piètre cénacle en quoi elle s'est elle-même réduite, est la nature du lien ou du contrat politiques, et l'identité de qui le tisse ou le conclut. Qui est le Souverain ? Sur quoi s'exerce sa souveraineté ? Le choix se fait entre l'adhésion et le contrat : l'adhésion, qui se fait à ce qui déjà existe, et le contrat qui créée ce qui sans lui n'existerait pas, et avant lui n'existe pas. De la nature de ce choix découle la nature du lien politique, le type d'institutions matérialisant ce lien, l'étendue des droits et des libertés des individus formant le corps politique. Nos institutions, comme celles de toutes les démocraties contemporaines, nous viennent d'un temps où la confusion de l'adhésion et du contrat aboutissait à l'identification de la Nation et de l'Etat là où la nation existait déjà, ou à la création volontariste d'une nation encore inexistante par un Etat né d'une autre source que d'une réalité nationale (de l'intérêt des puissances voisines, par exemple, ou du refus de communautés culturelles, sociales, économies, d'être parties prenantes d'un Etat créé par d'autres). L'adhésion ou le contrat fondent des rapports très différents aux institutions politiques, et au corps politique lui-même -deux types idéaux qui sont un peu l'un à l'autre ce que la communauté est à la société, ou la détermination à l'autonomie. Là où l'adhésion entraîne l'appartenance, le contrat établit un rapport d'autonomie ; quand l'appartenance fonde une communauté ou une nation, le contrat crée une république. Ainsi est-on membre de ce à quoi l'on adhère, et sujet du pouvoir qui y règne, quand on est citoyen de ce que l'on a créé par contrat : le sujet est un composant du corps politique, le citoyen constitue ce corps. Il s'agit bien de deux logiques différentes, contradictoires : dans le première, l'individu n'est rien sans ce à quoi il adhère, nation ou tribu ; il n'est « quelque chose » politiquement que par ce dont il est membre. Sa liberté, ses droits, son identité politique lui sont octroyés en échange de son adhésion, et sont le prix du lien qu'est cette adhésion. En revanche, la logique du contrat est d'autonomie individuelle et collective : l'individu est fondateur d'un ordre politique dont il reste, pour tout ce qui le concerne, le maître, comme il est maître de son association aux autres ; il est seul juge de son propre respect des termes du contrat qu'il a passé, qu'il peut renégocier ou rompre. On reconnaît certes ici la différence entre des régimes politiques fondés sur le principe de soumission et des régimes politiques fondés sur le principe d'autonomie, mais plus profondément encore, à l'intérieur même des normes formelles de la démocratie et des régimes qui s'y réfèrent, une contradiction radicale entre la nation et la cité : l'apparente submersion historique de la seconde par la première, depuis plus de deux siècles, n'a rien résolu de cette contradiction, pas plus que la «supranationalité » continentale (l'Union Européenne), mondiale (l'ONU) ou économique (l'ordre marchand et financier) n'en est le dépassement. Nous sommes toujours confrontés à la nécessité d'un choix entre deux conception antagoniques du politique, et donc des institutions : celle qui privilégie l'appartenance, et celle qui privilégie l'autonomie. Nous choisissons la seconde, mais nous savons vivre dans un monde bâti sur la première, cela seul suffisant à justifier la volonté de le changer -et d'en changer les institutions. Ou de s'abstraire des institutions existantes s'il devait se révéler impossible de les changer «de l'intérieur » -ou pire, s'il devait se révéler évident que non seulement nous n'arrivons pas à changer les institutions en lesquelles nous siégeons, mais que ce sont elles qui nous changent, en nous domestiquant, en nous faisant accepter leurs règles et leurs rites.