mercredi 30 mai 2007

Démocratie et territoire

Démocratie et territoire

Les sociétés humaines, les collectivités humaines, sont désormais, partout, organisées politiquement par l'Etat. Cette organisation s'exprime par le droit -et le droit territorial, le droit de l'Etat, par opposition au droit personnel. On trouve d'ailleurs encore quelques traces de cette opposition dans quelques revendications " communautaristes ", et souvent religieuses, revendications dressées contre la loi de l'Etat : en tant que membre d'une communauté, je revendique le droit de respecter les règles de cette communauté même lorsqu'elles sont contradictoires des règles posées par le droit de l'Etat. L'expression " droit de l'Etat " n'est pas le pléonasme qu'il paraît : pendant des millénaires, les collectivités humaines ont été organisées par un droit non-étatique -on renverra à ce sujet à la fois à Engels et à Pierre Clastres. L'Etat est la forme généralisée d'organisation politique des collectivités humaines, aujourd'hui : il n'en a pas toujours été ainsi, il n'en est d'ailleurs pas ainsi partout (il reste des modes d'organisation politique sans Etat), il n'en sera pas forcément toujours ainsi -mais, puisque nous débattons de la prochaine révision d'une constitution, nous débattons dans un cadre politique normé par l'Etat.

Cette normalisation du politique par l'Etat est exprimée dans les constitutions des Etats -et en Suisse dans les constitutions des cantons, en sus de la Constitution fédérale, constitutions dont découlent directement toutes les lois, et indirectement tous les règlements et tous les actes publics. La Constitution peut être un constat ou un programme : comme constat, elle définit les règles fondamentales d'organisation par l'Etat de la collectivité; comme programme, elle exprime les attentes de la société, et les buts de son organisation étatique. Or ces règles, puisque l'on est dans le cadre d'une organisation étatique de la société, et que l'Etat suppose un territoire (il y a des nations sans territoire, il y a des nations sans Etat, il y a des Etats non-nationaux, il n'y a pas d'Etat sans territoire) ne s'appliquent qu'à l'intérieur de ce territoire. La Constitution, les lois, les règlements, les droits, les devoirs, les fonctionnements qu'ils expriment, sont bornés par les limites de ce territoire. Une constitution démocratique organise la démocratie, mais à l'intérieur du territoire de l'Etat dont elle est la constitution. La Constitution genevoise, c'est le texte fondamental d'une collectivité publique qui est certes le centre de la région genevoise, mais qui n'en est plus que le centre. Et cette constitution, dans sa forme actuelle, est le vestige d'un temps où le territoire de la Genève politique (celui que la constitution structure) coïncidait avec celui de la Genève réelle : un temps où l'on vivait, travaillait, consommait, se délassait, se cultivait et était politique actif dans le même espace. Ce temps est révolu. Le territoire que va organiser politiquement la nouvelle constitution n'est plus le territoire de la Genève réelle.

On pourrait croire qu'à insister sur cette distinction de la Genève politique et de la Genève réelle, on ne ferait que reprendre la vieille distinction maurrassienne du " pays légal " et du " pays réel "… mais la distinction maurrassienne était idéologique : le " pays légal ", c'était la République, la Gueuse; le " pays réel ", c'était la France dite " éternelle ", catholique, paysanne et royaliste. Il n'y avait pas entre l'une et l'autre de distinction de territoire, mais une opposition idéologique. La distinction que nous avons à faire, nous, ici, n'est pas idéologique : elle se fonde sur la divergence matérielle, concrète, physique, de l'espace territorial normé par les constitutions et les lois et de l'espace territorial déterminé par les échanges sociaux, économiques et démographiques. Ce mouvement constant manifeste l'existence d'un territoire genevois réel bien plus large que le territoire politique genevois. Et donc d'un territoire genevois réel qui échappe en grande partie aux normes posées par la constitution genevoise.
Le modèle démocratique traditionnel (celui qui rattache chaque citoyen-ne à un espace politique local déterminé, et à un seul) a survécu à la situation et aux rapports sociaux qui le justifiaient, lorsqu'on habitait, travaillait et consommait en un même espace politique, et que donc l'on exerçait ses droits politiques, et s'acquittait de l'essentiel de ses contributions fiscales locales, en ce seul et même espace. Aujourd'hui, les lieux politiques d'habitation, de travail, de consommation et de loisirs sont dissociés : dans la plupart des cas, une seule et même personne sera habitante d'une commune, professionnellement active dans une deuxième, consommatrice et usagère de services publics dans plusieurs autres, en ne disposant de droits politiques que dans la première, alors que les décisions prises dans toutes les autres communes qu'elle fréquente pour quelque raison que ce soit la concernent tout autant -et que les décisions que cette personne prend elle-même, s'agissant du choix des lieux où elle consommera, se délassera, se cultivera, ont, additionnées aux décisions de toutes les autres personnes, un impact considérables sur les lieux politiques concernés. A l'inverse, la commune centrale d'habitation (la Ville de Genève) est chargée d'activités et d'infrastructures dont le champ des bénéficiaires déborde de beaucoup les limites géographiques de ses compétences politiques -et déborde également du champ géographiques de ses contributeurs financiers : la Ville de Genève est la seule collectivité publique contribuant directement et régulièrement au financement du Grand Théâtre, qui lui coûte 40 million s de francs par année, alors que plus de 60 % des spectateurs dudit Grand Théâtre proviennent d'autres communes.

Le territoire de l'Etat n'est pas le territoire des hommes et des femmes. Il est le territoire des institutions, pas celui de la société -or l'on sait que les premières sont toujours en retard sur la seconde, et qu'une bonne partie du travail constituant consiste à tenter de réduire ce retard, sans jamais pouvoir l'abolir, et que c'est même là le principal argument (et à mon sens le moins pertinent) avancé pour justifier une réforme globale de la constitution de Piogre. Dans ce travail de coïncidence de la charte politique et de la réalité sociale, la question du rapport entre la démocratie et le territoire est posée ainsi : La démocratie qu'organise une constitution se fonde sur des droits qui, lors même qu'on les reconnaît à l'intérieur du territoire normé par la constitution, se perdent souvent dès qu'on le quitte, et prescrit des devoirs qu'on n'a généralement plus à assumer hors de ce territoire.

Une Constitution ne s'applique qu'à un territoire, dans un ordre politique normé par l'Etat (l'Etat, en tant que forme arbitraire d'organisation politique). Hors de ce territoire, cette constitution ne s'applique pas. La Constitution genevoise ne s'appliquera donc qu'au territoire genevois -mais au territoire politique de la République de Genève, pas au territoire réel, physique, de la région genevoise. La République est certes le centre de la région, comme la Commune est le centre de la République, mais aucun de ces deux territoires institutionnels genevois ne peut à lui seul organiser, structurer, déterminer le territoire physique genevois, qui s'étend sur plus de 200 communes, sur deux Etats (la Suisse et la France) et en Suisse sur deux cantons, et est donc normé par quatre constitutions différentes, et souvent contradictoires : trois suisses (une fédérale et deux cantonales) et la française. Les étrangers votent au plan cantonal vaudois, pas au plan cantonal genevois. La République de Genève est laïque, pas l'Etat de Vaud. Les Suisses disposent des droits d'initiative et de référendum populaires, pas les Français, etc...

La Constitution genevoise s'applique à 45 communes : la Genève réelle en comprend 204.
La Constitution genevoise s'applique à 450'000 habitants : la Genève réelle en compte le double. La Constitution genevoise détermine les droits politiques de la population de la République : les droits politiques de la population vaudoise et française de la région genevoise sont déterminés par les constitutions vaudoise et suisse, et par la constitution française.
On voit donc bien les limites de l'exercice constituant à venir ; cet exercice, cependant, parce qu'il consiste à rassembler en un seul texte (la constitution) l'ensemble des règles qu'une collectivité politique se donne, permet de dépasser, politiquement à défaut de pouvoir réellement le faire juridiquement, les limites territoriales d'application de la Constitution. D'abord, parce que le moment constituant est un moment où tous les problèmes peuvent être évoqués, toutes les questions posées, toutes les propositions débattues -du moins si l'on consent à se livrer à un véritable exercice démocratique, et qu'on s'abstient de calibrer a priori le champ du débat à celui du possible évident. Ensuite parce que l'espace politique genevois (le canton, et au centre de celui-ci, la commune) est le centre de l'espace urbain genevois.
Le rapport entre la démocratie et le territoire est l'une des questions qui devra être posée dans le débat constituant genevois. Et derrière cette question, il y en a une autre, qui renvoie non plus au rapport de la Genève politique et de la Genève physique, mais au rapport des villes à l'Etat central : une nouvelle constitution genevoise aura d'autant plus de sens qu'elle prendra en compte le débat qui, en Suisse, porte sur la place des villes dans la structure institutionnelle du pays. Or, en Suisse (tel n'est pas tout à fait le cas en France), la ville est un objet institutionnel non-identifié, alors qu'elle est le lieu de travail, le lieu de socialisation, le lieu d'habitation de l'écrasante majorité de la population. La structure institutionnelle suisse connaît les communes, les cantons, mais pas les villes (elles les réduit à leurs communes, même si elle commence à reconnaître les agglomérations, mais en en donnant une définition assez restrictive fondée essentiellement sur la continuité du domaine bâti), ni les régions (sauf les régions de montagne), et, évidemment, pas les agglomérations ou les régions transfrontalières. Or c'est bien ici, dans cet élargissement de l'espace politique, que se joue l'adaptation du processus démocratique à la réalité sociale. D'ailleurs, 90 % des communes genevoises frontalières (18 communes sur 20), et plus d'une commune frontalière suisse sur deux (55 %) coopèrent déjà politiquement, administrativement, économiquement, socialement ou culturellement, avec une commune limitrophe étrangère. Cette coopération, cependant, n'a pas d'espace politique démocratiquement structuré : elle se fait par délégation, ou par abandon de la capacité concrète de décision à des instances sur lesquelles le contrôle démocratique, au sens de contrôle populaire, est improbable.

Tout Genève n'est plus qu'une ville (une ville réelle dont la Ville politique est le centre, sans être le tout). Dans ces conditions, qui sont celles de la réalité, poser les problèmes de la ville (réelle ou politique) en les seuls termes de l'autonomie communale, ou de la fusion de communes, ou de l'éclatement de la Ville, ou de l'abolition de la commune-Ville, c'est se tromper de siècle. Au mieux, tenter de rattraper au XXIe siècle ce qui n'a pas été fait au XXe, au pire, défaire ce qui a été fait par la révolution démocratique du XIXe siècle. Rattraper le retard : Si Genève avait réuni, comme Zurich l'a fait au XIXe siècle, toutes les communes de la ville réelle en une seule commune, une Ville politique correspondant à l'espace central de la ville réelle, la commune de Genève serait aujourd'hui aussi peuplée que celle de Zurich, et aurait une superficie comparable (355'000 habitants sur 7350 hectares à Genève, 360'000 habitants sur 8780 hectares à Zurich.
Fusion de communes, éclatement ou abolition de la commune-Ville : ce type de proposition n'a guère que le mérite d'illustrer la nécessité de construire politiquement la région. Cette nécessité passe par la création d'une Communauté urbaine -puisque Genève est d'abord une ville et, autour de cette ville, une vaste zone urbaine, suburbaine, péri-urbaine et rurbaine, d'une Communauté urbaine transfrontalière -puisque la réalité urbaine genevoise est transfrontalière, et que la part " française " de la région genevoise est, territorialement et démographiquement, considérablement plus importante que sa part " vaudoise ", et d'une communauté urbaine à partir des communes et autour de la commune centrale, maintenue et renforcée -puisque la commune est le seul espace institutionnel commun aux systèmes suisse et français, vaudois et genevois.
La Genève réelle c'est plus de 200 communes et plus de 750'000 habitants, dont 40 % -et bientôt la moitié- résident hors du canton de Genève, mais qui tous résident sur un territoire urbain, urbanisé ou déterminé par la ville réelle, et où le mode de vie urbain prédomine de façon écrasante. La campagne genevoise est un espace urbain, maintenu comme un espace vert (agricole ou paysager) sans qu'il y ait réellement de différence dans la politique d'aménagement du territoire entre la préservation d'un parc public et celle d'une terre agricole : on défend le " poumon vert " de Genève, on n'a plus besoin de lui pour assurer l'approvisionnement en nourriture de la ville-centre. Il n'y a plus de campagne genevoise : il n'y a plus qu'un espace vert autour de la ville.

La démocratie est un processus de décision : elle se définit par les droits politiques qu'elle accorde, le champ de ces droits, et le champ des bénéficiaires de ces droits. La constitution va définir ces deux champs : qui va disposer de quels droits politiques ? Qui va disposer du droit de vote ? du droit d'élire ? du droit d'éligibilité ? du droit de référendum et d'initiative ? Ces droits déterminent le processus de décision politique légal -d'autres droits, qui n'ont besoin d'être définis par aucun texte juridique, déterminent le processus politique sans condition de légalité : la constitution française de l'An II proclamait certes que " l'insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs ", ce qui revenait à confondre la légitimité et la légalité en transformant en norme juridique ce qui n'avait pas à l'être, nul insurgé ne se préoccupant a priori de la légalité de son insurrection.

La constitution et la loi définissent donc, en les bornant, les droits politiques. Et puisqu'on est dans une organisation politique reposant sur l'Etat, ces bornes sont territoriales : elles sont celles des frontières de l'Etat, ou des limites de ses sous-ensembles (en Suisse : les cantons, les communes, en France : les régions, les départements, les communes). Habitant la Ville de Genève, je dispose des droits politiques municipaux en Ville de Genève -mais en Ville de Genève seulement, même lorsque je travaille ailleurs, consomme encore ailleurs, me livre à quelque activité sociale que ce soit, ailleurs encore. Nous avons donc à trouver le moyen de déterritorialiser les droits politiques, comme il en a été fait, peu ou prou, des droits individuels fondamentaux. On a d'ailleurs déjà un peu avancé dans cette direction, puisque ceux d'entre nous qui sont " double-nationaux " peuvent exercer leurs droits politiques dans deux territoires différents, et que l'accord de Karlsruhe permet aux collectivités locales suisses et françaises, non seulement de dialoguer, mais aussi de conclure des accords directement, sans passer par les autorités centrales.

Déterritorialiser les droits politiques, qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire ? En tous cas, nous pouvons commencer par énoncer ce que cela ne veut pas dire : cela ne veut pas dire abolir les communes, ou telle ou telle commune dont la taille, ou la configuration politique, ou les édiles, déplait. Une telle abolition équivaudrait non à une déterritorialisation des droits politiques, mais à leur réduction (ou, à Genève, pour tous les habitants étrangers d'une commune, à leur abolition pure et simple puisque les étrangers ne disposent de droits politiques qu'au plan municipal). Déterritorialiser les droits politiques, cela ne signifie pas non plus lier les droits politiques à la contribution fiscale (cela, c'est la logique du suffrage censitaire, et on n'en est pas sorti il y a 160 ans pour y revenir, même si une partie de la droite libérale et patronale voudrait qu'on y revienne).
Déterritorialiser les droits politiques, cela signifie construire un espace politique qui corresponde à l'espace réel, et dans lequel les droits politiques puissent être exercés sur les objets qui concernent cet espace. Il ne s'agit pas de donner deux droits de vote, l'un ici, l'autre là, à qui travaille ici et habite là, mais de donner un droit de vote portant sur l'ensemble de l'espace où l'on habite et travaille -le même espace, pour deux insertions sociales distinctes.
Si j'habite aux Eaux-Vives et que je travaille à Plainpalais, j'exerce mes droits politiques sur un territoire qui englobe mon lieu d'habitation et mon lieu de travail : la Ville de Genève ;
si j'habite à Onex et que je travaille à Genève, j'exerce mes droits politiques sur un territoire qui englobe mon lieu d'habitation et mon lieu de travail : la République de Genève ;
si j'habite à Nyon et que je travaille à Genève, j'exerce mes droits politiques sur un territoire qui englobe mon lieu d'habitation et mon lieu de travail : la Confédération helvétique ;
si j'habite à Annemasse et que je travaille à Genève, quel est l'espace politique où mes droits politiques peuvent se concrétiser pour ce qui concerne des objets communs à Annemasse et Genève ? Cet espace n'existe pas. Cet espace doit être créé.
Nous avons donc à inventer un nouvel espace politique : urbain, régional, transfrontalier. Qu'en sera-t-il dans cette construction, de la commune, comme "lieu fondamental de la démocratie", selon James Fazy comme selon Michel Bakounine ?

La commune, c'est d'abord, et surtout, le seul espace institutionnel qui soit commun à Genève, Vaud et la France. C'est donc le seul espace institutionnel à partir duquel il soit possible de construire une région genevoise. Il s'agit cependant toujours d'un espace institutionnel -autrement dit : d'un territoire géographique, et pas d'un territoire social. Sur ce territoire, mais sur ce seul territoire, la commune (comme, en Suisse, le canton et, en France, la région, et comme partout l'Etat central), adopte ses propres règles, fait ses propres choix, sans autre ingérence extérieure que celle résultant du contrôle étatique, dans les limites fixées par la Constitution et les lois. La Commune, ce n'est pas l'Etat -mais la Commune, comme l'Etat, n'existe réellement que dans les limites d'un territoire, alors que sa population franchit de plus en plus fréquemment ces limites : nous sommes toutes et tous citoyenne ou citoyen d'une commune, d'un canton (ou d'une région) et d'un Etat, usagère ou usager des prestations des services publics d'une autre ou d'un autre, consommateurs dans le territoire d'une autre ou d'un autre, contribuable ici et là, et détentrices ou détenteur où que nous soyons des droits individuels fondamentaux et idéaux garantis par les grands texte internationaux. L'enjeu, ici, est de faire coïncider d'une commune à l'autre le champ des compétences, le volume et la qualité des prestations accordées : plus les compétences et les actions communales touchent à la vie quotidienne des citoyennes et des citoyens, moins les inégalités de ces compétences et de ces actions sont acceptables. Il en va, évidemment, de même des droits démocratiques : il n'est pas acceptable que des étrangers puissent être élus dans les législatifs d'une commune et pas dans ceux de la commune d'à côté, pas acceptable que les étrangers disposent ici de droits politiques qui leurs sont niés là...

La Commune, c'est ensuite, s'agissant de la Ville de Genève, le centre de la région. Son centre géographique, social, politique, économique. Quand le Conseiller d'Etat Pierre-François Unger déclare (en octobre 2005) qu'il faudrait inscrire dans la Constitution l'affirmation de Genève comme " capitale régionale ", de quelle Genève parle-t-il ? de la République ou de la Commune ? Et de quelle région parle-t-il ? Et lorsque l'on répète que la coexistence sur un seul territoire d'un canton de 450'000 habitants et d'une commune de 185'000 habitants est inutile, quelle instance, du canton ou de la commune, est supposée être superfétatoire ?

La Commune, c'est enfin une sorte de quintessence du service public, en ce sens que presque dépourvue, du moins à Genève, d'appareils répressifs, sa légitimité ne tient qu'aux prestations qu'elle dispense et aux services qu'elle offre. En tant que " service public en actes " (par opposition, ou à tout le moins par distinction, avec le discours sur le " service public en soi "), la commune est aussi le lieu idéal d'expérimentation de nouvelles formes d'organisation et de fonctionnement des services publics, de soutien public au secteur privé non-marchand, c'est-à-dire au secteur associatif, et d'élargissement des activités publiques à des champs nouveaux. C'est précisément parce qu'elle est le secteur public en acte que la commune est légitimée : si elle ne devait être qu'une instance d'application de décisions prises " plus haut ", on pourrait l'abolir sans dommage pour la démocratie. Et si aujourd'hui le fonctionnement des institutions politiques municipales prête parfois à sourire, ou à ricaner, et devient prétexte à la proposition de les abolir, c'est que ces institutions disposent dans les grandes communes genevoises de bien plus de moyens que de compétences. La Ville de Genève, c'est un budget d'un milliard, avec les compétences d'une commune au budget d'un million. Et le Conseil administratif de la Ville de Genève, c'est un éléphant dans la carapace d'un homard : plutôt que tuer l'éléphant, fausons sauter la carapace...

La réalité genevoise est celle d'une région créée (comme partout ailleurs en Europe) par la ville autour de laquelle elle se forme, et qui la structure socialement, économiquement et culturellement. Mais cette réalité est sans expression institutionnelle, tout se passant comme si une part des énergies politiques disponibles était délibérément affectée à la tâche de nier l'évidence et d'empêcher l'émergence d'une communauté urbaine " collant " à la réalité de l'agglomération, que cette communauté urbaine soit formée en fusionnant des communes (c'est-à-dire, pour être francs et clairs, en répétant l'opération de 1930, d'annexion par la Ville des communes urbaines qui lui sont immédiatement contiguës) ou en créant un véritable espace politique intercommunal. L'attitude des communes genevoise se concevant (faussement) comme " non urbaines " participe de ce refus, politique et intéressé, de l'émergence d'une communauté urbaine, qui en traduisant institutionnellement la réalité, instaurerait entre les communes un mode de relations plus défavorable aux " petites " communes, plus nombreuses que les grandes. Une communauté urbaine serait a contrario plus favorable à la douzaine ou la quinzaine de grandes communes urbaines (genevoises et françaises) et à la Ville.
La structure du pouvoir politique est de plus en plus décalée de la réalité du tissu urbain : la commune de Genève n'est qu'une partie de la ville de Genève réelle, laquelle déborde les limites du canton et s'étend jusqu'en France et dans le canton de Vaud. Une Regio Genevensis existe de fait, mais non de droit, et les problèmes communs à toutes les municipalités de cette " métropole " régionale n'ont trouvé aucun prolongement institutionnel horizontal. Une nouvelle constitution genevoise ne peut, sauf à reproduire le décalage de l'ancienne entre l'institution et la réalité, que permettre la constitution d'une communauté urbaine, c'est-à-dire d'une communauté de destin de la " Genève suisse " et de la " Genève française ". Il nous faudra inscrire dans la Constitution cantonale la possibilité et les moyens de construire une Communauté urbaine genevoise, réunissant toutes les communes (genevoises, vaudoises, françaises) de l'agglomération urbaine, autour des principales communes du centre urbain de la région genevoise (Genève, Carouge, Lancy, Meyrin, Vernier, Onex côté suisse, Annemasse et Ferney côté français). Cette Communauté urbaine genevoise doit être créée à partir des communes, et permettre une harmonisation des politiques publiques -la réalité imposant cette harmonisation dans presque dans tous les domaines. Elle doit être dotée d'une assemblée dont les membres seraient élus par les conseils municipaux des communes concernées, selon une clef de répartition des sièges tenant compte des populations de ces communes
Concrètement : les lois cantonales genevoises devront donner aux municipalités la liberté de contrat nécessaire entre elles, et la possibilité d'élargir à des communes vaudoises et françaises les accords passés entre communes genevoises. La communauté urbaine ainsi constituée doit reprendre une partie des pouvoirs et des compétences actuellement attribués au canton et aux communes. La constitution doit expliciter les règles présidant aux fusions de communes. Elle doit exclure toute abolition d'une commune contre le vœu de la majorité de son corps électoral actif, et exclure qu'il puisse y avoir dans le canton un espace habité qui ne relève d'aucune commune -et dont les habitants, par conséquent, seraient privés de tous les droits politiques municipaux.
La communauté urbaine, comme espace politique -et comme espace politique démocratique, est une réponse à la sous-représentation des communes urbaines par rapport aux communes rurbaines (dites " rurales "). Elle est aussi, et surtout, la condition d'un pouvoir de la collectivité genevoise sur les enjeux essentiels qu'elle a à relever : l'aménagement d'un territoire qui dépasse non seulement (évidemment) les frontières municipales, mais aussi, de plus en plus largement, celles du canton et de la Confédération ; la politique de l'emploi ; la politique sociale ; l'éducation, la culture…
Une autre solution serait certes la fusion des communes, mais on y perdrait alors en capacité de contrôle démocratique, sans forcément y gagner en cohérence, sauf à les fusionner toutes et à faire de l'ensemble du canton une seule commune (non plus une République et Ville, mais une République tout court, en même temps qu'une Commune unique -bref, une République et Commune, ce qui nous rapprocherait autant de la Genève de l'Ancien Régime que du Paris des révolutions… ou de Bâle-Ville). Et encore n'aurait-on ainsi " fusionné " dans un même espace politique que moins de la moitié de la région, une telle fusion ne pouvant en effet concerner les communes vaudoises et françaises.

Aux raisons spécifiquement genevoises qui militent en faveur d'un tel projet, il nous est loisible d'en ajouter une autre, " européenne " celle-là : la mise en cohérence du territoire politique et du territoire urbain permet de dépasser la non-intégration actuelle du premier dans l'espace européen, malgré les accords bilatéraux. La Communauté urbaine est un instrument de l'intégration européenne, et de l'intégration de Genève à l'Europe. Construite à partir des communes, et dans le mesure où elle ne peut être, à Genève, que transfrontalière (puisque la réalité urbaine l'est), elle est construite sur la seule réalité institutionnelle commune à la Suisse et à la France, même si les compétences, les niveaux d'autonomie et les modes d'intégration des municipalités dans l'architecture institutionnelle des Etats restent différents de part et d'autre de la frontière. L'intercommunalité mise en place du côté français de la frontière facilitera en outre les choses du côté genevois, tant du point de vue de l'intercommunalité genevoise que du point de vue de la Communauté urbaine, celle-ci pouvant dès lors se construire sur des bases déjà partiellement existantes -d'autant que Genève pourrait être intégrée au réseau français des villes centres de Rhône-Alpes, ce qui élargirait considérablement le cadre des collaborations possibles avec Lyon, Grenoble, Chambéry… La motion (acceptée) proposant au Conseil municipal de la Ville de tenir régulièrement des réunions communes avec le Conseil municipal d'Annemasse allait dans le même sens : celui de la reconnaissance d'une réalité urbaine commune des deux côtés de la frontière, et du dépassement institutionnel de la simple " intercommunalité " technocratique, fondée sur des accords dont l'application ne serait pas contrôlée par des instances démocratiques spécifiques.

A l'échelle européenne, et à l'aune de la volonté d'intégrer Genève à l'Europe, la communauté urbaine (et donc la commune, puisque c'est à partir des communes que la communauté se construit) est la seule voie possible. Une communauté urbaine ne serait d'ailleurs qu'une nouveauté relative, dans la mesure où elle réunirait des municipalités d'un pays membre de l'Union Européenne et d'un pays qui n'en est pas, mais qui est lié à l'UE par des accords bilatéraux. En outre, elle ne serait pas le première institution transfrontalière construite sur des bases municipales : en 2000, 900 élus locaux du Pays Basque français et espagnol ont fondé une " institution nationale basque à base municipale ", exprimant sans doute un projet politique pour le moins autonomiste, sinon nationaliste, mais surtout, en ce qui concerne les enseignements que nous pouvons ici en tirer, en se donnant la possibilité de créer précisément une institution politique transfrontalière sur la base du premier niveau de décision politique démocratique : la commune.
La communauté urbaine est aussi le seul mode concevable d'organisation des services publics à l'échelle régionale, du moins dans la mesure où l'on pose comme principe que les services publics -des services de sécurité aux institutions culturelles- doivent être accessibles à tous les habitants de la région, et financés par tous les contribuables de la région. La Communauté urbaine est enfin une rationalisation des coûts, une unification des efforts, une égalisation des prestations.

Physiquement, matériellement, la communauté urbaine genevoise existe (il n'est besoin pour s'en convaincre que de monter au Salève et de regarder la réalité de la ville qui s'étend au pied de la montagne : elle est continue, et aucune " frontière " (ni municipale, ni cantonale, ni nationale) ne s'y distingue. La région n'est pas un projet, c'est une réalité, physique. Mais politiquement, la communauté urbaine reste un projet : celui de faire coïncider l'espace politique et l'espace physique, le territoire politique et le territoire social, les droits dont on dispose seulement dans le premier avec ceux dont on devrait disposer dans le second.

Revenons-en pour conclure à la constitution, à la constituante, au rapport de la démocratie et du territoire.
L'exercice constituant a ceci d'essentiel, que son processus importe bien plus que son résultat -et que le débat constituant importe bien plus que la constitution dont il accouchera.
Lancer une procédure de révision totale de la Constitution, et donner à cette procédure un minimum de contenu démocratique (en faisant élire une constituante) c'est forcément courir le risque de voir cette procédure aboutir à un nouveau texte moins " confortable " politiquement que l'ancien, et ce risque sera d'autant plus grand que la procédure sera démocratique (de ce point de vue, on accordera au Grand Conseil d'avoir eu la prudence, pour ne pas dire la pusillanimité, d'avoir réduit ce risque au maximum : corps électoral insuffisant, délai de remise d'un projet trop long, limitation à un seul projet, incompatibilités insuffisantes... )
Un certain nombre de " droits acquis " risquent en effet d'être remis en cause, en même temps que quelques privilèges -mais après tout, au nom de quoi (surtout pour des réformistes, et à plus forte raison pour des révolutionnaires…) un droit pourrait-il être, s'il ne s'agit pas de l'un des droits fondamentaux, considéré comme acquis pour l'éternité, et au nom de quoi la forme contingente, historiquement déterminée, donnée à la concrétisation d'un droit fondamental devrait-elle survivre aux conditions historiques de son élaboration ?
Aucun mouvement de changement politique n'a jamais pu poser comme principe, sans se nier lui-même en tant que mouvement de changement, l'intangibilité des acquis. Toutes proportions gardées entre la réforme des institutions cantonales genevoises et la Révolution qui mit à bas l'Ancien Régime en France il y a plus de deux siècles, on rappellera tout de même que celle-ci, pour instaurer la République, le suffrage (semi) universel et la démocratie moderne dut commencer par abolir les corporations. Autrement dit : remettre en cause des droits acquis.

Qu'on se rassure, cependant : la procédure choisie à Genève limite le risque d'expérimentation audacieuse -elle serait même plutôt de nature à garantir la production d'eau tiède qu'à faire courir le risque d'un ébouillantement : pas d'ouverture de la Constituante (ni même de son corps électoral) aux étrangers, ni aux jeunes de moins de 18 ans, pas d'incompatibilité entre les fonctions électives traditionnelles (député au Grand Conseil, Conseillers administratifs, élus aux Chambres fédérales, notamment) et la fonction de constituant, mandat de rédiger un seul et unique projet, sans possibilité de confronter devant le peuple des projets différents, et sans possibilité de revenir devant le peuple avec un nouveau projet si celui de la Constituante devait être refusé, délai de quatre ans pour accoucher d'un texte qui pourrait être rédigé en trois mois : tout concourt à la production d'un texte consensuel, par une assemblée formée en grande partie de représentants du milieu politique local. On n'est donc pas vraiment à la hauteur de l'enjeu. La Constituante genevoise de 2008 n'est pas la Constituante française de 1789... pour ne rien dire de la Convention de l'An II…

Une révision globale de la constitution cantonale est le moment d'une mise au point sur la situation institutionnelle que l'ensemble des acteurs politiques et sociaux de la Regio Genevensis s'accordent à juger absurde ; nous avons à proposer une nouvelle distribution des tâches et des compétences, un nouveau partage des charges et des pouvoirs, un élargissement de la démocratie. Nous avons à nous défaire de réflexes politiques qui nous font oublier non seulement que la commune est le lieu premier du débat politique et de l'insertion citoyenne, mais surtout le lieu premier du changement social et politique. Nous avons à nous défaire de peurs de voir remis en cause des " acquis " que nous posons comme fondamentaux, mais dont nous mesurons mal à quel point ils sont plus menacés par l'obsolescence des textes qui les posent que par un débat général sur les institutions politiques et sociales de la République.
Et, pour en revenir au sort qui sera fait aux communes en général et à la Ville en particulier, il n'est pas inutile de rappeler que la démocratie naît de la Cité, non de la pâture, et que la République naît de la ville, pas du hameau. La démocratie et la République peuvent à nouveau se renforcer, et peut-être se ressourcer, par le renforcement de la Commune, l'affranchissement de la Ville et la création d'un espace politique régional transfrontalier, démocratique, et fondé sur les communes -ne serait-ce que parce qu'il ne peut se fonder sur aucun espace institutionnel autre que celui-ci, puisqu'il est le seul à exister des deux côtés de la frontière d'Etat, et des deux côtés de la division cantonale.

Dans le rapport de la démocratie et du territoire, il s'agit de démocratie locale. Or le type de rapports établi par le système institutionnel genevois entre les communes et le canton, et entre le canton et la région, témoigne plus d'un souci de contenir politiquement la Ville (et ses habitants) que d'une répartition efficace des charges et des droits. Le développement d'une réelle autonomie municipale est, fondamentalement, un projet démocratique : la faiblesse de l'autonomie communale a forcément pour conséquence la faiblesse du contrôle par les citoyens des institutions politiques, et renvoie à l'irréalité tout projet de démocratie locale ; une municipalité sans pouvoir ne peut en déléguer aucun, et un espace territorial sans espace politique ne peut garantir aucun droit. Réduire les compétences de la municipalité, c'est réduire le pouvoir de ses habitants. Accroître ces compétences, c'est donc accroître aussi le pouvoir des citoyens, et par là même répondre à leur désaffection à l'égard du politique. C'est enfin opérer l'indispensable aggiornamento d'institutions politiques qui nous viennent du XIXème siècle, et ne paraissent pas plus jeune que leur âge.

Genève a été une République longtemps avant que de se résigner à être un canton, et n'a pu être une République que parce qu'elle avait été une commune. Il s'agit aujourd'hui d'inventer pour la ville réelle un espace politique qui lui corresponde, et qui, surtout, corresponde aux pratiques sociales. Sans quoi, la démocratie ne sera plus qu'un décor institutionnel, plaqué sur une réalité sociale échappant totalement aux processus de décision politique. Et totalement soumise, en revanche aux processus économiques. Finalement, le choix n'est pas entre plus ou moins de communes, de Ville, de canton ou de région. Il est entre plus ou moins de politique, contre le toujours plus d'économique, et de comptable.

Genève va élire une constituante, pas désigner un cabinet d'audit. Il nous revient donc de la peupler de militants, et non de la garnir de comptables.