Les lendemains d'hier ont certes été difficiles pour certains, et
les rancœurs peinent peut-être encore à se dissiper, mais il n'est
tout de même pas trop tôt pour essayer à la fois de comprendre ce
qui s'est passé, pourquoi cela s'est passé, et ce qu'il convient de
faire maintenant - d'autant que dans le camp du « non de gauche »
comme dans celui du « oui mais », ce qui prévaut désormais, au moins
publiquement, est bien l'attitude qui convient :se remettre au
travail, lancer les propositions qui intégreront dans la nouvelle
constitution ce qui y manque, en expurgeront ce qui la dépare et y
reformuleront ce qui mérite de l'être. Il s'agit donc moins de
tourner la page que de la réécrire. En attendant, comme l'assassin,
paraît-il, revient toujours sur les lieux de son crime, il convient
que le traître revienne sur ceux de sa traîtrise, ne serait-ce que
pour en savourer les quelques effets positifs (moins déterminants
qu'espérés, mais tout de même... ). Et ce regard retrospectif posé,
Judas pourra s'en aller se ressourcer sur une terre où règne un
débat politique apaisé, serein, portant sur de grands enjeux
rationnellement analysés et incitant à des actes militants porteurs
d'espérance et d'alternative. En Corse, donc.
« Et maintenant, que vais-je faireuh... »
Résumons donc : ce qui nous a séparé du reste de la gauche, à la fois
du PS et des Verts (pour autant que l'on puisse encore placer ces
derniers à gauche) et de la « gauche de la gauche », mais également
des syndicats ou de l'Avivo etc... tient en deux divergences : l'une
sur la nature du scrutin, l'autre sur la nature du texte proposé et
celle du texte qu'il devait remplacer. La nature du scrutin :
formellement, on n'avait à se prononcer que sur un seul texte, celui
issu de la Constituante. Et c'est sur ce seul texte que s'est
arqueboutée la campagne de la gauche de la gauche. Or pour nous, il
y avait deux textes en jeu, puisque celui proposé devait en
remplacer un autre, et qu'on avait donc le choix entre les deux
-celui en vigueur, la constitution de 1847 et ses 130 modifications,
et celui en suspens, le projet de la constituante. La nature des
textes, ensuite : pour les tenants du « non » de gauche, le texte de
la constituante était si mauvais, si dangereux, si régressif, que
tout devait être fait et dit pour qu'il soit rejeté; pour les
tenants du « oui » de gauche, le texte en vigueur était si confus,
si contradictoire, si obsolète, qu'il s'imposait de le renvoyer aux
archives. Et pour nous, les deux textes étant, quoique inégalement,
mauvais, il ne convenait d'en soutenir aucun -le seul moyen de le
faire savoir étant d'appeler à voter blanc.
Notre objectif était double : arithmétique et politique.
Arithmétiquement, il s'agissait de se glisser comme un coin entre le
« oui » et le « non » pour faire en sorte que ni l'un, ni l'autre ne
soit majoritaire sur l'ensemble des bulletins rentrés. Ce premier
objectif n'a été atteint que dans trois grandes communes : Genève,
Carouge et Lancy, et dans ces trois communes, où le « non » ne l'a
emporté que de justesse, c'est le déplacement d'intentions de votes
« oui » vers un vote blanc qui a permis au « non » de s'imposer.
Dans les autres grandes communes (Vernier, Meyrin, Onex, trois
bastions du MCG qui appelait à voter «non», et trois communes où la
gauche de la gauche est inexistante) le « non » eut suffisamment
d'avance pour que le vote blanc ait été inutile et indolore.
Politiquement, il s'agissait par le vote blanc de délégitimer les
deux textes concurrents, en les renvoyant dos à dos, côte à côte ou
face à face, en faisant montre d'un refus de soutenir l'un ou
l'autre, faute de pouvoir les refuser les deux ensemble. Avec 2,1 %
du total des bulletins rentrés, le vote blanc n'a certes pas été
massif (comment aurait-il pu l'être, alors qu'il n'était recommandé
que par la seule Jeunesse Socialiste ?), mais a tout de même pesé
trois fois plus lourd qu'à l'habitude.
Genève se retrouve avec une nouvelle charte fondamentale, mollement
acceptée le 14 octobre par un petit bout de l'électorat et un plus
petit bout encore de la population, qui entrera en vigueur le 1er
juin 2013, jour du 200e anniversaire du débarquement des rupestres
au Port Noir. D'ici au 1er janvier 2014, le Conseil d'Etat soumettra
au Grand Conseil un programme de révision de toute la législation
actuelle pour la mettre en conformité avec la nouvelle constitution.
Ce programme devra être réalisé le 1er juin 2018. Les cinq ans à
venir vont donc être politiquement passionnants, d'autant que non
seulement toutes les nouvelles lois seront soumises à référendum,
mais surtout que du camp des opposants défaits le 14 octobre, et du
camp des partisans de gauche de la nouvelle constitution, vont
sourdre de nombreuses initiatives destinées, les unes à rétablir
dans la nouvelle constitution ce qui, venant de l'ancienne, le
mérite, les autres à purger le nouveau texte des dispositions
contestables qu'il contient, et d'autres encore à y intégrer les
réformes qui ont été abandonnées en cours de route par la
Constituante au nom de la nécessaire (?) « convergence » centriste
nécessaire pour faire passer le texte en vote populaire :
l'extension des droits politiques aux étrangers, par exemple. Parce
que s'il a fallu raboter le texte pour qu'il passe par l'huis étroit
d'un vote populaire dénué de tout enthousiasme, il y est finalement
passé et peut être repris, et s'il va définir le cadre général dans
lequel l'action politique légale va se situer, il va être modifié
par cette action même, comme la constitution de 1847 le fut, plus de
130 fois en 165 ans.
Une constitution, ce n'est qu'un texte, et un texte qui n'a rien de
sacré, ni de définitif, ni d'immuable. Un tel texte se travaille, se
change, se complète. Bref, se transforme. Et ce sont bien toutes
celles et tous ceux qui ne se satisfont pas de ce texte qui vont le
reprendre. Toutes et tous, y compris nombre de celles et ceux qui
l'ont voté faute de mieux, et toutes celles et tous ceux qui ont
voté blanc parce qu'ils ne se contentaient pas de ce piètre avantage
du neuf sur le vieux.